L’ombre d’une loi spéciale plane sur la médiation en cours

Les quelque 1150 débardeurs du port de Montréal ont entamé comme prévu une grève générale illimitée lundi matin à 7 h.

Les grévistes ont établi trois piquets de grève le long de la rue Notre-Dame, devant trois entrées différentes du port.

Une issue rapide dépend de la conclusion heureuse des négociations reprises le même jour, ou à défaut, d’une loi imminente forçant le retour au travail.

Les deux parties se sont présentées devant les médiateurs lundi matin.

En fin d’après-midi, rien n’avait filtré sur l’avancement des négociations.

« La bonne nouvelle, c’est qu’ils sont toujours devant les médiateurs », a commenté une source près du syndicat, sans s’avancer sur la nature ou l’état des discussions.

En fin de journée, l’Association des employeurs maritimes (AEM) n’avait aucun commentaire à faire sur les négociations, sauf pour rappeler que l’employeur demande une disponibilité de 19 jours sur 21, et non pas 19 jours de travail sur 21.

Les débardeurs du port de Montréal sont sans convention collective depuis décembre 2018. Les discussions achoppent sur les horaires et la conciliation travail-vie personnelle, indique le Syndicat des débardeurs.

La grève déclenchée lundi est une riposte aux modifications d’horaires imposées par l’employeur, elles-mêmes une réponse à la grève limitée lancée à la mi-avril, lorsque les débardeurs ont cessé les heures supplémentaires et le travail durant les fins de semaine.

Le Syndicat s’était dit prêt à renoncer à la grève générale aussitôt que l’Association des employeurs maritimes lèverait les modifications d’horaires imposées depuis deux semaines.

Dimanche, l’AEM avait indiqué que la baisse de volume des activités portuaires validait toujours la fin de la rémunération des heures non travaillées.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

La grève déclenchée lundi est une riposte aux modifications d’horaires imposées par l’employeur, elles-mêmes une réponse à la grève limitée lancée à la mi-avril, lorsque les débardeurs ont cessé les heures supplémentaires et le travail durant les fins de semaine.

Impact modéré au CN

L’impact d’une nouvelle grève portuaire ne sera pas aussi dommageable que celle de l’été 2020 pour le transport ferroviaire, estime Jean-Jacques Ruest, président-directeur général du CN.

« Quand l’interruption s’est produite l’an passé, il y a eu un impact, mais cette fois nous sommes organisés différemment et je suis certain que les importateurs et expéditeurs le sont aussi », a-t-il commenté.

« Cette fois-ci, il y avait une date butoir spécifique, alors les clients ont eu le temps de le voir venir. Des modifications aux trajets de marchandises ont pu être mises en place il y a plusieurs semaines. Il y a déjà des modifications des courants de marchandises vers Halifax et St. John. »

L’intervention du gouvernement fédéral devrait rapprocher les deux parties — de manière directe ou indirecte.

« En somme, ça ne devrait pas avoir un gros impact sur nos résultats du trimestre en cours », croit-il.

Inquiétude à Québec

À Québec, le ministre de l’Économie et de l’Innovation, Pierre Fitzgibbon, a réitéré son inquiétude pour le tissu industriel québécois.

« J’avais dit pour la première grève, au printemps dernier, que ce serait un désastre économique, pour nos PME, pas juste au Québec, en Ontario aussi », a-t-il déclaré lors d’une autre annonce. « J’espère qu’aujourd’hui [lundi] — je n’ai pas eu de nouvelles — la médiation va porter ses fruits. Parce qu’évidemment, je préfère de beaucoup un contrat négocié que l’imposition d’une loi spéciale. On veut l’harmonie dans la mesure du possible. »

Mais si la grève perdure, « je pense que c’est inévitable, pour moi, ça prend une loi spéciale », a-t-il ajouté.

Il n’a pas été en mesure de quantifier l’impact économique d’une grève prolongée, « mais on sait que c’est très dommageable ».

Loi en préparation à Ottawa

À Ottawa, le gouvernement Trudeau a multiplié les appels aux partis de l’opposition afin de s’assurer de l’adoption rapide du projet de loi forçant le retour au travail des débardeurs si aucune entente n’est conclue au cours des prochaines heures.

À moins d’un revirement de dernière minute, la ministre du Travail, Filomena Tassi, doit déposer le projet de loi sur le maintien des activités au port de Montréal ce mardi matin.

« Il y a un consensus au Québec pour que nous intervenions pour faire reprendre les activités du port. Le gouvernement du Québec le demande, ainsi que tous les intervenants, parce que des milliers d’emplois et la chaîne d’approvisionnement sont en jeu, tout comme la crédibilité et la réputation du port de Montréal », a affirmé le leader du gouvernement en Chambre, le ministre Pablo Rodriguez.

Les libéraux de Justin Trudeau sont minoritaires à la Chambre des communes. Ils auront besoin de l’appui d’un des trois partis de l’opposition pour faire adopter le projet de loi. Pour l’heure, le Parti conservateur semble être le seul disposé à appuyer cette démarche. Le NPD et le Bloc québécois ont soutenu qu’un projet de loi pour forcer le retour au travail des débardeurs n’est pas une solution.

« Depuis 1872, les travailleurs et les travailleuses ont le droit de s’organiser et exercer des moyens de pression pour défendre leurs conditions de travail. C’est un régime qui fonctionne bien, lorsqu’il y a un équilibre dans le rapport de force entre les parties. Dans le dossier du port de Montréal, les libéraux viennent de briser cet équilibre », a lancé le chef adjoint du NPD, Alexandre Boulerice.

Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, a même réclamé l’intervention personnelle du premier ministre. « Une loi spéciale n’est pas une solution au conflit qui oppose les travailleurs et les employeurs du port de Montréal. C’est au contraire un aveu d’incompétence. […] Il est minuit moins une, mais il n’est pas trop tard pour que le premier ministre fasse preuve d’autorité morale après huit mois d’inaction de la part de son gouvernement », a-t-il affirmé.

Dans les rangs conservateurs, on souhaite voir le projet de loi avant d’annoncer une position définitive. « Il serait surprenant que l’on vote contre. Mais il faut faire notre travail correctement », a-t-on résumé.

– Avec Richard Dufour et Isabelle Dubé, La Presse

LES PROCHAINS JOURS

1— Si la grève illimitée se poursuit, la ministre du Travail déposera un projet de loi pour forcer le retour au travail des débardeurs mardi matin.

2— Le gouvernement Trudeau aura besoin de l’appui d’un des trois partis de l’opposition pour agir rapidement. Le Parti conservateur pourrait l’appuyer dans cette démarche.

3— Le gouvernement Trudeau imposera vraisemblablement une limite de temps pour débattre du bien-fondé du projet de loi.

4— Dans le meilleur scénario, le projet de loi devrait être adopté au plus tôt dans la nuit de mercredi à jeudi.

5— Le Sénat canadien devra ensuite l’adopter à son tour, et une sanction royale est requise pour son entrée en vigueur.

Des importateurs aux abois

Beaucoup d’entreprises souffrent du conflit de travail au port de Montréal, dont les importateurs de produits périssables qui sont aux abois parce qu’ils pourraient perdre des millions de dollars de marchandises. « Ça vient compliquer une situation qui était déjà très, très difficile », explique Joe Dal Ferro, vice-président du Conseil canadien des fromages internationaux et président de l’entreprise Switzerland Cheese Marketing. Comme les autres membres du Conseil, l’entreprise de M. Dal Ferro importe du fromage et d’autres denrées alimentaires comme la charcuterie, principalement de l’Europe. Cette marchandise périssable voyage par conteneurs réfrigérés et passe par le port de Montréal, où elle ne peut souffrir aucune attente. « Si le conflit devait durer, nous pourrions devoir utiliser les livraisons par avion, à un coût extraordinaire », a-t-il expliqué lors d’un entretien avec La Presse. Les autres solutions qui s’offrent aux importateurs de fromage n’en sont pas vraiment, selon lui. Comparé à Montréal, le port d’Halifax est un petit port, qui n’a pas la capacité de traiter toute cette marchandise, précise-t-il. « On pourrait toujours passer par New York ou Baltimore, mais ces ports sont déjà pleins, congestionnés. » Les consommateurs doivent s’attendre à payer plus pour mettre de l’emmental ou du saucisson européen sur leur table, indique Joe Dal Ferro. La grève au port de Montréal s’ajoute à la pénurie de conteneurs, qui fait déjà grimper les coûts de transport.

– Hélène Baril, La Presse