Ils touchaient le ciel, ils avaient la tête dans les nuages, leur carrière volait haut… Les images ne manquent pas pour illustrer la position enviable dans laquelle se trouvaient les pilotes de ligne avant la pandémie. En un clin d’œil, tout s’est envolé et des centaines d’entre eux se retrouvent maintenant plongés dans un trou noir peu commun.

Pilotes en détresse

« Mon salaire était d’environ 180 $ l’heure. Tu enlèves un zéro et c’est là que je suis rendu. »

La pandémie a forcé Michel Ste-Marie à troquer son siège de commandant d’un gros porteur A330 pour celui d’un camion de livraison de fruits et légumes. Des centaines de pilotes comme lui sont maintenant confrontés à la possibilité de ne pas pouvoir reprendre le ciel avant deux, trois, voire quatre ans.

Il suit donc aussi un cours pour obtenir son permis de conduire de classe 1, qui lui permettrait de devenir camionneur.

« Certains collègues avaient déjà leur permis de classe 1. En en parlant, j’ai découvert qu’il y avait beaucoup de demandes. Il y a beaucoup de parallèles avec ce que l’on fait dans un avion : l’équipement lourd, la gestion du risque, la réglementation, etc. »

Mais pas le salaire. M. Ste-Marie gagnait plus de 200 000 $ annuellement dans le ciel. Il estime qu’il gagnera 55 000 $ sur terre.

J’ai toujours su que l’aviation était instable, j’ai bien géré mes choses, je suis correct.

Michel Ste-Marie

Ce n’est pas le cas de la grande majorité de ses collègues, pour qui la chute est brutale.

Finances bouleversées

« C’est certain que quand tu fais 200 000 $ par année, ton train de vie est plus élevé », note Martin Besner, 48 ans, qui est passé bien près d’être rappelé par Air Transat lors de la relance des vols en juillet dernier. Il pourrait tout de même devoir attendre encore de nombreux mois.

Ses efforts pour réduire son train de vie ne suffisent pas. Il admet devoir actuellement compléter chaque mois son budget en empruntant environ 1500 $ sur sa marge de crédit.

Mon duplex, ma maison locative, ma terre à bois, tout est à vendre. Je suis en train de perdre tous mes acquis en dedans d’un an.

Martin Besner

Elisabeth Laverdière, elle, s’est tout récemment installée au volant d’un minibus scolaire pour essayer de sauver les meubles (littéralement).

« J’ai trois enfants, la subvention salariale à 500 $ nets par semaine, ça ne paie pas grand-chose », dit celle qui, avec un salaire de première officière supérieure à 100 000 $, gagnait le plus gros salaire de la famille.

« On a profité de tout ce que les banques nous offraient, dont le sursis hypothécaire de six mois, mais là, ça arrive à échéance. La plupart des gens ont retrouvé leur emploi, mais pas nous. »

Mme Laverdière souligne d’elle-même les enjeux de détresse psychologique parmi ses confrères.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Elisabeth Laverdière, mère de trois enfants, a pris les commandes d’un minibus scolaire pour essayer d’assainir un peu les finances de sa famille.
« Ce n’est pas ça qui va payer les comptes, ça fait juste moins me mettre dans le trouble. »

À un moment donné, tout ce fardeau financier et ne pas voir où ça s’en va, c’est très lourd.

Elisabeth Laverdière

Tous sont conscients qu’il n’est pas simple d’attirer la sympathie envers des gens dont le salaire était nettement au-dessus de la moyenne. La plupart ont bûché pour y parvenir, rappelle toutefois M. Besner. Avant qu’une importante pénurie de pilotes ne se développe au cours des dernières années, c’était plutôt la situation inverse.

« Ça a pris des années avant de se rendre à 200 000 $. J’ai commencé à faire en haut de 65 000 $ il y a cinq ou six ans. Avant, j’ai dû passer 12 ou 13 ans à faire 50 000 $ ou moins. J’ai été basé à Toronto pendant sept ans, avec les déplacements à mes frais et les compromis incroyables que ça implique au niveau familial avant d’en arriver à un bon salaire. »

Un CV de pilote

Quand vient le temps de se trouver un nouvel emploi, les pilotes actuellement mis à pied font face à plusieurs difficultés. Celle de trouver un emploi avec un salaire comparable, bien sûr, mais pas uniquement.

  • Clouée au sol, Catherine Hayeck dépanne chez Boréal Campeurs, l’entreprise fondée par son conjoint et son frère. « Je parle beaucoup avec mon conjoint, il me connaît bien, je lui demande dans quoi il me voit. Au pire, je vais rester dans l’entreprise familiale. Tant qu’à faire quelque chose que j’aime moins, aussi bien le faire avec des gens que j’aime. »

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Clouée au sol, Catherine Hayeck dépanne chez Boréal Campeurs, l’entreprise fondée par son conjoint et son frère. « Je parle beaucoup avec mon conjoint, il me connaît bien, je lui demande dans quoi il me voit. Au pire, je vais rester dans l’entreprise familiale. Tant qu’à faire quelque chose que j’aime moins, aussi bien le faire avec des gens que j’aime. »

  • Clouée au sol, Catherine Hayeck dépanne chez Boréal Campeurs, l’entreprise fondée par son conjoint et son frère. « Je parle beaucoup avec mon conjoint, il me connaît bien, je lui demande dans quoi il me voit. Au pire, je vais rester dans l’entreprise familiale. Tant qu’à faire quelque chose que j’aime moins, aussi bien le faire avec des gens que j’aime. »

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Clouée au sol, Catherine Hayeck dépanne chez Boréal Campeurs, l’entreprise fondée par son conjoint et son frère. « Je parle beaucoup avec mon conjoint, il me connaît bien, je lui demande dans quoi il me voit. Au pire, je vais rester dans l’entreprise familiale. Tant qu’à faire quelque chose que j’aime moins, aussi bien le faire avec des gens que j’aime. »

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« Tout ce qu’il y a dans mon CV, c’est “pilote d’avion”, rappelle Catherine Hayeck. C’est difficile de trouver autre chose, on est tellement spécialisés. J’ai 40 ans, je sors d’une job super spécialisée, super technique, faire le barista chez Starbucks, ce n’est pas intéressant, mon cerveau a besoin d’être plus utilisé. »

« Je pense qu’il y a beaucoup de nos habiletés que les gens ne voient pas, ajoute Mike Thornton, 29 ans, qui a réalisé son dernier vol pour Air Canada samedi et devrait normalement être mis à pied mercredi. À la base, nous sommes des gestionnaires, il faut savoir gérer l’équipage, les passagers, la météo, l’appareil, etc. On est très bons pour apprendre et s’adapter.

« Si j’ai une entrevue en personne, je peux t’expliquer que mes habiletés de pilote s’appliquent à beaucoup d’emplois. Mais beaucoup de processus d’embauche se passent uniquement en ligne. »

L’amour des airs

Et il y a le « problème » de la passion.

PHOTO FOURNIE PAR MIKE THORNTON

Passionné de course à pied, le pilote d’Air Canada Mike Thornton s’est tourné vers un emploi à temps partiel dans une boutique spécialisée. « C’est une bonne job, j’aime ça, mais à un moment donné, je vais avoir besoin d’un meilleur revenu. Je ne crache sur aucun emploi, je vais faire ce qu’il faut pour vivre. » Il a aussi songé à devenir électricien, plombier ou employé de l’usine de fabrication de Toyota dans sa région.

C’est difficile pour les pilotes, parce que notre emploi est une grande part de notre identité. Les gens vont vous dire : “Fais autre chose.” J’adore voler, je ne peux pas juste faire autre chose. J’ai commencé à laver des avions à 14 ans pour mettre un pied dans le domaine.

Mike Thornton

« J’essaie de retrouver mon cerveau de quand j’avais 20 ans et que je me cherchais une profession, mais je reviens toujours à l’aviation, malheureusement, affirme Mme Hayeck. C’est le défaut qu’on a, on est des passionnés. C’est dur d’accepter qu’après 20 ans, je pourrais devoir changer de carrière. Ça ne sera pas autant le grand amour. »

« Je n’échangerais jamais cette job-là contre rien au monde, affirme pour sa part Philip-Henri Roy, 26 ans, dont la carrière venait tout juste de décoller. C’est pour ça que, souvent, des pilotes acceptent de travailler avec de très mauvaises conditions. »

La profession est en outre soumise à une tempête parfaite, qui touche l’ensemble de la planète, du jamais-vu. Peu importe qu’ils soient prêts ou non à s’expatrier au bout du monde pour trouver un manche à balai, les portes sont fermées partout.

« D’habitude, quand des pilotes perdent leur emploi, c’est parce qu’il y a un problème avec l’entreprise, ils finissent par trouver autre chose, rappelle M. Thornton. Là, il n’y a vraiment nulle part où aller. »

L’impasse est totale.

« Quand je dis à des gens que je suis pilote, ils réagissent un peu comme si un membre de ma famille était mort », a écrit M. Thornton sur Twitter plus tôt cette semaine.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

« En Chine, ça va probablement repartir avant chez nous, note par exemple Michel Ste-Marie, qui a déjà travaillé à l’international. Si ça arrive, on va partir, on ne va pas attendre après Air Canada ou Air Transat. »

Un problème pour les transporteurs

Le trou noir dans la carrière des pilotes représente aussi un important problème pour leurs employeurs, les transporteurs aériens. Un jour, probablement, la demande devrait revenir à la normale. Et on aura besoin de pilotes formés.

Ce n’est pas un hasard si Air Canada, Transat et compagnie font des pieds et des mains pour limiter au maximum les mises à pied parmi les pilotes, plus que pour les autres corps de métier.

« La formation qu’on reçoit est tellement dispendieuse, d’après moi, on va être les derniers à être officiellement mis à pied », juge Catherine Hayeck, dont l’arrêt de travail est encore considéré comme temporaire.

Pour réussir à garder le maximum de pilotes sous son aile, Air Canada a jusqu’ici notamment implanté un programme de temps partagé et fait passer de deux à trois le nombre de pilotes pour certains vols, même s’ils sont pratiquement vides.

« Il y aura une après-crise tôt ou tard, et on va avoir besoin de tous ces pilotes qu’on ne peut pas garder maintenant », résume Mehran Ebrahimi, professeur à l’UQAM et directeur de l’Observatoire international de l’aéronautique et de l’aviation civile.

Le revirement de situation est complet. Chez Air Canada, on est passé d’un déficit d’environ 900 pilotes à un surplus d’environ 800, note l’un d’eux, Mike Thornton.

PHOTO FOURNIE PAR L’UQAM

Mehran Ebrahimi, professeur à l’UQAM et directeur de l’Observatoire international de l’aéronautique et de l’aviation civile

Il y a quelques mois, la situation était presque dangereuse tant il manquait de pilotes partout. On avait des pilotes avec à peine 3000 ou 4000 heures de vol assis dans le siège du commandant.

Mehran Ebrahimi, professeur à l’UQAM et directeur de l’Observatoire international de l’aéronautique et de l’aviation civile

D’autres pays ont inclus, dans leurs plans de sauvetage des transporteurs aériens, des dispositions spéciales pour les « expertises indispensables », notamment les pilotes, observe M. Ebrahimi. Au Canada, il n’y a tout simplement pas encore eu de plan de sauvetage.

Tous les pilotes interrogés ont affirmé qu’ils accourront lorsqu’on aura besoin d’eux. Cela ne garantit pas pour autant qu’ils seront assez nombreux au moment de la reprise.

« En Chine, ça va probablement repartir avant chez nous, note par exemple Michel Ste-Marie, qui a déjà travaillé à l’international. Si ça arrive, on va partir, on ne va pas attendre après Air Canada ou Air Transat. »

« Un commandant d’un gros 777 à qui tu demandes de revenir comme copilote d’un petit avion pour Punta Cana… peut-être, peut-être pas », illustre aussi M. Ebrahimi.

Formation et sécurité

C’est sans compter l’immense écueil de la formation. Catherine Hayeck estime à deux mois et à plus de 100 000 $ la durée et le coût des diverses formations qu’il lui faudrait reprendre si jamais elle ne devait être rappelée que dans trois ans, comme l’anticipent beaucoup d’analystes de l’industrie. Pour les transporteurs, la facture grimpera très rapidement.

Je ne sais pas à quel point l’aviation peut reprendre dans ces conditions.

Catherine Hayeck

Même avec une formation rafraîchie, les pilotes de retour au travail pourraient aussi avoir un profil de risque plus élevé, prévient M. Ebrahimi, en citant l’exemple d’un écrasement survenu en mai dernier, au Pakistan, pour lequel le rapport d’enquête préliminaire pointe vers de grossières erreurs de pilotage. Très expérimenté, le pilote n’avait pas travaillé depuis quelques mois avant ce vol, note M. Ebrahimi.

« Ça montre que le fait de ne pas piloter pendant une longue période est dangereux : ils perdent des habitudes, leur routine. »