Richard Garneau vient de prendre la tête d'AbitibiBowater, l'une des plus grandes entreprises du Québec. Pourtant, ce comptable reste si peu connu qu'on le confond encore avec un autre. De quel bois se chauffe-t-il ? Le Québec tout entier est sur le point de l'apprendre.

Il faut connaître pour trouver les bureaux d'AbitibiBowater, qui vient d'emménager rue Duke, dans la Cité du multimédia. Sur cet ancien édifice de CGI, il n'y a pas encore d'enseigne de Produits forestiers Résolu, le nouveau nom de l'entreprise.

Aucune réceptionniste n'accueille les visiteurs au cinquième étage. Il n'y a qu'un téléphone et un cahier à anneaux à onglets, avec les noms et postes de chacun.

Dans cet immeuble contemporain où des touches orangées égaient les murs d'un blanc immaculé ou d'un gris anthracite, quelques objets trahissent la présence du nouveau locataire. Les planches de bois blond fixées aux séparateurs. Le vieux mobilier avec ses pattes de lion, qui cadraient mieux dans l'édifice patrimonial de la Sun Life.

Tombée dans un quartier dont la renaissance a annoncé son déclin, AbitibiBowater a connu des jours meilleurs. Mais ce géant forestier qui a échappé à la faillite est déterminé à se réinventer.

Nouveau nom, nouveau siège social, nouveau président: à la veille de son centenaire, le premier producteur de papier journal veut prouver qu'il peut survivre à l'iPad.

L'homme qui a hérité de ce défi s'appelle Richard Garneau. «Il ne faut pas juste que l'entreprise survive, il faut qu'elle fasse de l'argent», dit-il en martelant la table.

Éternel second de PDG en vue, puis grand patron dans l'Ouest, Richard Garneau voit son nom spontanément associé à l'animateur sportif de Radio-Canada. Mais dans l'industrie où il roule sa bosse depuis 37 ans, ce dirigeant se passe de présentations. Polarisées sont les opinions.

«C'est un excellent opérateur», dit Raymond Royer, l'ex-président de Domtar qui l'a promu premier vice-président, exploitation.

«Je ne lui ai jamais connu d'échec», dit Michel Desbiens, son ancien patron chez Donohue qui, comme président du conseil de Catalyst Paper, l'a recruté pour diriger ce producteur de Colombie-Britannique.

«C'est le spécialiste des jobs de bras. C'est un redresseur d'entreprises avec toute la dureté de caractère que cela exige», dit Luc Bouthillier, professeur au département des sciences du bois et de la forêt de l'Université Laval.

«On est pris avec un méchant cow-boy», laisse tomber Renaud Gagné, vice-président du Syndicat canadien des communications, de l'énergie et du papier, section Québec.

Richard Garneau a grandi dans une ferme laitière, à Saint-Prime, au Lac-Saint-Jean. Aîné des cinq enfants de Gabrielle Villeneuve et de Joseph-Alphonse Garneau, il doit faire sa part. Il trait les vaches. Il livre le lait avec son père à la Fromagerie Perron.

S'il aime ce travail, jamais il n'a souhaité reprendre la ferme. «Ma mère me disait qu'à force de se priver de tout, on ne manque de rien! raconte Richard Garneau. On ne manquait de rien, mais nos espoirs étaient limités.»

Impressionné par un oncle qui a réussi en affaires, il part étudier la comptabilité à l'Université Laval. Pour payer ses études, il s'achète une scie mécanique et travaille comme bûcheron l'été.

C'est le début de sa longue histoire avec l'industrie forestière. Depuis son premier poste de contrôleur à la scierie de Saint-Thomas-Didyme, en 1974, il a enfilé les promotions, chez Donohue, Cartons Saint-Laurent, Norampac, Domtar, Catalyst Paper et AbitibiBowater.

Seule la vente de Cartons Saint-Laurent à Smurfit Stone Container l'a amené ailleurs, l'entreprise de Chicago ayant supprimé son poste. En plein krach des technos, il aboutit chez Future Electronics, un distributeur en électronique, puis chez Copernic, un concepteur de logiciels. «Je n'étais pas dans mon élément», dit Richard Garneau sur cet interlude d'un an.

Le travail de comptable agréé en cabinet ne lui convient pas plus. Il y restera trois ans, à sa sortie d'université.

Ce passage lui fait toutefois découvrir, lors d'un voyage de bureau à London, qu'il y a une deuxième langue officielle au pays. «Je n'étais même pas capable de commander au restaurant!»

Ce Bleuet s'est mis à l'anglais de la même façon qu'il travaille, en bûchant. Une discipline monacale que cet homme de 64 ans conserve.

Les PDG sont invariablement décrits comme des bourreaux de travail, mais Richard Garneau est dans une catégorie à part. «Je n'ai jamais vu aucun PDG travailler plus fort que lui», dit Paul Rivett, vice-président de Fairfax Financial Holdings et administrateur d'AbitibiBowater.

Sept jours sur sept, il se lève à 5h puis passe 30 minutes sur son exerciseur elliptique. Il travaille jusqu'au souper. Puis à 21h, il se couche.

Richard Garneau a déjà suivi Michel Desbiens jusqu'à sa maison de Mansonville par un beau samedi. Sans s'annoncer, il s'est pointé pour régler un dossier. «Je m'étais sauvé à la campagne parce que j'étais à plat! raconte Michel Desbiens. Nous avons travaillé jusqu'au milieu de la nuit et il n'est reparti que le lendemain.»

Richard Garneau tient à avoir une connaissance intime de ses usines. «Je ne m'occupe pas de ce qui va bien», précise-t-il.

«C'est le genre de gars qui sait que le coût de l'énergie dans une usine au fin fond de l'Alberta est 3 cents plus élevé que le mois précédent», dit Frédéric Bouchard, responsable des transactions en foresterie chez PricewaterhouseCoopers.

Cette obsession du détail lui a valu le surnom de «Rain Man» chez Domtar, en référence au personnage du film interprété par Dustin Hoffman, un autiste avec des capacités extraordinaires en calcul et en mémorisation.

En comparant les usines selon des paramètres définis, Richard Garneau met le doigt sur le bobo. Et tant que le problème n'est pas corrigé, il ne lâche pas le morceau. «C'est dans la nature de l'homme de dénoncer les choses qu'il considère comme inacceptables», dit Raymond Royer.

En 2009, alors qu'il présidait Catalyst, Richard Garneau s'est rebellé contre quatre municipalités en refusant de payer les impôts demandés. Catalyst a même contesté, devant la Cour suprême de Colombie-Britannique, les impôts fonciers «déraisonnables» de Campbell River, de North Cowichan, de Port Alberni et de Powell River.

Catalyst a essuyé deux défaites. Mais l'entreprise a porté sa cause contre North Cowichan devant la Cour suprême du Canada, qui délibère encore.

«Me faire dire non, pour moi, c'est inacceptable», dit Richard Garneau.

Le grand patron de Résolu dit s'inspirer de Winston Churchill, qui a fouetté la résistance durant la Seconde Guerre mondiale. «Il y a toujours de l'espoir. Même quand on pense que c'est perdu, on peut probablement essayer autre chose et revenir à la charge.»

Au printemps 2010, toutefois, Richard Garneau est en quelque sorte forcé de rendre les armes. Sa belle-mère, qui habite Roberval, est malade, et sa femme, Jitane, souhaite rentrer au Québec. Richard Garneau démissionne de Catalyst. Le couple s'installe à sa ferme de Saint-Prime, son refuge. Sur cette terre de 100 acres, ce nouveau retraité de 63 ans récolte ses bleuets bios et du bois de chauffage. Mais il a du mal à tenir en place.

«J'ai réparé ma grange, mon garage et mes tracteurs. Mais quand c'est fait, c'est fait. Tu ne peux pas les démonter!»

Peu après son départ, le téléphone sonne. C'est Prem Watsa, président et chef de la direction de Fairfax, un holding financier de Toronto avec un actif de 34 milliards US. Avec 17,5% du capital d'AbitibiBowater, c'est le premier actionnaire du géant forestier.

«Il connaît tous les rouages de l'industrie. Je ne pouvais penser à personne d'autre que lui pour ce poste», raconte Prem Watsa. Tous les autres actionnaires et experts consultés par Fairfax sont d'accord avec lui.

Prem Watsa s'est dit impressionné par le fait que Richard Garneau n'ait pas évoqué sa rémunération lors de leurs premiers échanges. «Les meilleurs PDG sont comme cela, désintéressés.»

Richard Garneau s'est contenté du salaire qu'il gagnait auparavant. Il a aussi renoncé à sa prime de 1,7 million de dollars. «Comment voulez-vous que j'aille m'asseoir avec des maires et des ministres pour leur parler de réorganisation après avoir accepté cela?»

Bras droit de Prem Watsa, Paul Rivett renchérit. «Je pense même qu'il aurait accepté de travailler gratuitement. C'est un PDG en mission.»

Mission. Le mot est juste, puisque le défi de Richard Garneau est titanesque. Et l'entreprise qu'il reprend, avec un effectif de 10 300 employés contre 18 000 auparavant, est meurtrie.

L'entreprise s'est délestée de la dette assumée lors de la fusion d'Abitibi-Consolidated et de Bowater, en 2007. Sept milliards se sont envolés durant la restructuration dont l'entreprise est sortie il y a un an.

Au 30 septembre, sa dette était tombée à 712 millions. «C'est quand on n'a pas de dettes qu'on est riche», aime dire Richard Garneau. Aussi, ce président n'est aucunement pressé de conclure une acquisition, à moins de tomber sur une aubaine.

Cependant, même sans ce boulet, les perspectives de marché restent difficiles pour cette entreprise dont le chiffre d'affaires est de 4,7 milliards US. Résolu tire encore 38% de ses revenus du papier journal, un produit en constant déclin. Richard Garneau lui-même lit ses journaux sur son iPad!

Or, même l'Asie, qui devait compenser l'affaissement des ventes en Amérique du Nord, s'essouffle. Les ventes de papier journal y ont chuté de 9,2% au cours du premier semestre de 2011, contre une baisse de 5,2% à l'échelle mondiale.

Le prix du papier journal, qui a touché le fond à l'été de 2009, a rebondi à 625$US la tonne au début du mois de novembre (catégorie 30 livres). Mais il est difficile de le relever sans pousser les éditeurs vers le tout numérique.

«La meilleure augmentation de prix, c'est une réduction de coûts», dit Richard Garneau.

«Dans un marché en décroissance, tu peux quand même faire de l'argent pendant 20 ans. Mais il y a une gestion serrée à faire», observe Frédéric Bouchard.

Contrôler l'offre, réduire ses coûts, éliminer des concurrents... Mais cette volonté conduit Résolu sur la voie de la confrontation avec le Québec.

Richard Garneau le répète partout: la province représente 30% de sa capacité de production de papier, mais seulement 15% de ses profits. Et près de la moitié (40%) de ceux-ci découlent des centrales d'Hydro-Saguenay.

Son obsession, c'est le coût élevé de la fibre au Québec, qui représente le tiers des coûts d'une usine de papier.

Ce PDG dénonce la décision récente du Forestier en chef de réduire de 10% le bois à la disposition de l'industrie dans la forêt publique. Il déplore que le Plan Nord interdise les coupes dans la moitié du territoire boréal. Et il descend le nouveau régime forestier, adopté en 2010. D'ici deux ans, de 20% à 25% du bois disponible sur les terres publiques sera vendu aux enchères, une incertitude nouvelle pour les industriels.

«Si tu perds 10% ou 20% de ton approvisionnement, tu n'as plus besoin du même nombre de scieries», dit Richard Garneau, en évoquant la fermeture de deux des six scieries au Lac-Saint-Jean.

Luc Bouthillier croit, au contraire, que cette réforme pourrait conduire à une baisse de prix, en plus d'apaiser le différend commercial avec les États-Unis. «Au lieu d'embraser le nouveau régime, ils font tout pour le torpiller», critique ce professeur.

Ainsi, Résolu réclame du gouvernement un approvisionnement assuré en copeaux pour relancer son usine de papier journal de Gatineau, fermée en 2010. «Après nous avoir saignés, ils nous demandent de manifester et de faire pression sur Québec. Mais, si le gouvernement donne ce volume à Abitibi, il va devoir l'enlever à une autre entreprise de la région», dénonce le syndicaliste Renaud Gagné, qui se dit pris entre l'arbre et l'écorce.

Autre dossier conflictuel, le renouvellement des baux hydrauliques sur la rivière Ship Shaw, où se trouve la centrale Jim Gray, qui représente 37% de la puissance installée d'Hydro-Saguenay. Son bail de 10 ans se termine à la fin du mois de décembre. Pour le renouveler, Résolu doit investir dans la région 150 millions en dollars de 2002. Avec le taux d'actualisation prévu (10%), cela équivaut à 720 millions. «C'est impossible de payer cette somme», dit Richard Garneau.

La région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, pendant ce temps, exige lemaintien des usines de papier d'Alma et de Kénogami comme condition au renouvellement de ce bail.

Elle craint que Résolu ferme la machine la plus vétuste de Kénogami.

Que le président de Résolu vienne du coin ne change rien. Richard Garneau a déjà fermé six usines. La dernière, c'est l'usine d'AbitibiBowater de son propre village qui fabriquait des composants de lits et des colombages!

«Toutes les fois, c'est un cauchemar. Mais tu le fais pour sauver l'ensemble», dit Richard Garneau, en évoquant la nécessité de combler le déficit actuariel de la caisse de retraite, de plus de 1 milliard de dollars.

«Les gens comprennent que tu ne peux pas maintenir une usine pour des valeurs sentimentales, dit le maire de Saint-Prime, Bernard Généreux.

«Mais beaucoup de décisions d'Abitibi ont été prises sans égard pour la région. Les cadres se versaient des millions en bonus pendant que les gens d'ici perdaient leur chemise. Cela a laissé des cicatrices.»

C'est Clément Gignac qui a hérité de ces dossiers controversés, comme nouveau ministre des Ressources naturelles et de la Faune. Le dossier est si sensible que les experts de son ministère se sont défilés. Le ministre lui-même a annulé à la dernière minute une entrevue négociée depuis deux semaines.

Il faut dire que Résolu dispose d'un grand rapport de force. Richard Garneau ne fait pas que fermer des machines. Il promet d'investir dans l'avenir, pour que «résolu» ne rime pas avec «révolu».

Richard Garneau s'intéresse au biodiesel, un carburant industriel produit avec les branches et les têtes des arbres laissées au sol. Durant l'entrevue, il joue avec un échantillon de bois d'ingénierie qui pourrait remplacer les poutres dans les constructions en hauteur. Ces projets en coentreprise exigeraient des investissements de 100 à 200 millions de dollars.

Ces intentions sont accueillies avec scepticisme. Historiquement, AbitibiBowater a négligé ses usines. Loin d'être à l'avant-garde, comme Domtar, qui construit une usine de nanocellulose cristalline à Windsor, un matériau novateur aux multiples applications industrielles, Abitibi est perçue comme réfractaire à l'innovation.

Résolu projette d'investir en Ontario. Elle consacrera près de 17 millions pour moderniser son usine de papier d'Iroquois Falls. Et elle misera 32 millions sur sa scierie d'Ignace. À condition que le syndicat et la Ville revoient à la baisse les coûts de main-d'oeuvre et les taxes...

Ces investissements ont ulcéré les travailleurs du Québec, qui ont sacrifié beaucoup. «Qu'ont-ils reçu en échange? Zéro pis une barre, tonne Renaud Gagné. Il devrait y avoir un renvoi d'ascenseur au Québec.»

Richard Garneau affirme que Résolu n'a pas tourné le dos au Québec. Cependant, l'incertitude sur l'approvisionnement en bois repousse toute décision. «Comme Québécois, j'aimerais bien investir chez nous. Mais il faut qu'on ait la fibre», répète-t-il.

L'autre Richard Garneau n'a pas fini de faire jaser.