(Québec) Benoît Dubreuil en a assez de l’omniprésence de l’anglais en science. Le chien de garde de la langue française au Québec part en mission pour convaincre les universités, les chercheurs et les étudiants d’accroître l’usage du français dans leurs thèses, les articles scientifiques qu’ils publient et les colloques qu’ils organisent. Selon lui, l’émergence d’outils de traduction efficaces, propulsés par l’intelligence artificielle, permet de transformer en profondeur l’économie du savoir.

Le nouveau (et premier) commissaire à la langue française du Québec, en poste depuis le mois de février, en est certain : « Il y a des choses qu’on peut faire ici et maintenant qui vont améliorer la situation du français demain matin. » M. Dubreuil a commencé mardi son pèlerinage pour accroître l’utilisation du français en science dans le cadre d’une conférence à l’occasion de la Semaine mondiale de la Francophonie scientifique.

En entrevue avec La Presse, il commence par des constats. Au Québec comme ailleurs dans la francophonie, la science se développe et se transmet bien souvent en anglais, langue des prestigieuses revues scientifiques. Or, si on ne traduit plus les articles ou les thèses qui se publient, les mots nous manquent pour décrire, en français, les nouvelles réalités dans plusieurs domaines.

« Il y a des disciplines entières où il ne se publie pratiquement plus rien en français depuis des décennies », déplore M. Dubreuil.

Si ça fait 20 ans ou 30 ans qu’on n’a pas écrit en français de nouveaux articles dans le domaine de la physique ou dans certains domaines du génie, par exemple, on n’aura plus la terminologie pour en parler.

Benoît Dubreuil, commissaire à la langue française du Québec

Devenir un leader mondial

Dans ce contexte, Benoît Dubreuil propose que le Québec devienne un « leader à l’échelle mondiale » en créant un pôle d’expertise sur la traduction et le français en science, ce qui nécessiterait des investissements du gouvernement. Le commissaire souhaite aussi que les universités appuient leurs étudiants dans la traduction automatique de leurs thèses.

« Oui, ça va alourdir le travail des étudiants à la maîtrise et au doctorat. Cela dit, si la personne n’est pas capable de le faire, je pense qu’elle n’a pas nécessairement développé toutes les compétences dont elle a besoin pour fonctionner comme une personne hautement qualifiée dans le monde d’aujourd’hui », affirme M. Dubreuil.

Je vais le dire de manière polie, mais à un moment donné, le monde est multilingue. Le monde n’arrêtera pas d’être multilingue et il y a des raisons pour diffuser la science dans plusieurs langues.

Benoît Dubreuil, commissaire à la langue française du Québec

Quand il étudiait au doctorat, le commissaire à la langue française a mis six mois à traduire en anglais sa thèse qu’il avait écrite en français. Aujourd’hui, la technologie lui permettrait de le faire en moins d’une minute, dit-il avec fascination.

Or, ces outils de traduction restent imparfaits. M. Dubreuil concède que les résultats qu’ils produisent doivent être relus, puis largement remaniés. Des enjeux éthiques sont également soulevés, notamment sur la transparence quant au fait qu’un outil de traduction est utilisé et sur les droits d’auteur. Sur ces questions, le Québec gagnerait à travailler avec d’autres pays de la francophonie, affirme-t-il.

Atténuer des iniquités

Selon le commissaire à la langue française, ne pas profiter des avancées des outils de traduction et de l’intelligence artificielle pour refaire une place de choix au français en science équivaut à perpétuer des iniquités pour les chercheurs francophones.

« [Pour les non-anglophones], il faut plus de temps pour lire, pour écrire, ils ont plus de chances de voir leurs articles refusés et moins de chances de voir leurs articles cités. Ils ont aussi tendance à délaisser les sujets qui sont d’intérêt local ou national pour être publiés dans les grandes revues », note M. Dubreuil.

La réalité, c’est que même si ça fait plusieurs années qu’on écrit en anglais, quand on est francophone, on reste plus fort en français.

Benoît Dubreuil, commissaire à la langue française du Québec

« Ça demeure plus efficace et plus rapide de rédiger [dans sa langue] et le résultat est aussi meilleur », ajoute-t-il.

Le regard tourné vers les universités, Benoît Dubreuil assure avoir des alliés dans le réseau postsecondaire. Le chantier est « vaste », mais il devrait mobiliser la société, dit-il.

« Si une personne comprend mieux et plus rapidement une notion parce qu’elle a accès à l’information dans sa langue, fondamentalement, la science gagne aussi en performance. […] Au Québec, la question de la langue pour nous est un élément plus essentiel et vital. On se sent particulièrement interpellé, peut-être plus que nos cousins français. On peut être une bougie d’allumage », conclut M. Dubreuil.