Micheline Bouchard s’est présentée aux urgences du Centre hospitalier affilié universitaire régional de Trois-Rivières, en août dernier, parce qu’elle avait du mal à respirer. Vingt-deux heures plus tard, sans qu’un traitement ait été entrepris, elle s'effondre, pour ne plus jamais se relever, foudroyée par une embolie pulmonaire. Pour ses proches, la femme de 66 ans a littéralement « été oubliée » aux urgences et n’a pas reçu les soins adéquats.

« Il y a eu une réelle absence de prise en charge », déplore son frère Pierre Bouchard. « Elle a été victime des délais, et du manque de vigilance sur ses symptômes », ajoute Guylaine Bouchard, qui dit « ne pas avoir encore surmonté le choc de la perte » de sa sœur.

Le cas de Mme Bouchard fait surface alors que les urgences sont sous forte pression depuis des mois au Québec. Il y a deux semaines, le CISSS de la Montérégie-Ouest a confirmé que deux enquêtes sont en cours après la mort de deux patients dans les urgences bondées de l’hôpital Anna-Laberge.

La semaine dernière, le Regroupement des chefs d’urgence du Québec a écrit au ministre de la Santé, Christian Dubé, décrivant une situation « hors de contrôle ».

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Enfin, mardi, le ministre Dubé a reconnu que la situation était « extrêmement difficile » dans les urgences et a demandé à la population de collaborer en évitant si possible de s’y rendre.

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Pour Micheline Bouchard, les urgences étaient la seule option, estime son frère Yves.

Longue attente

Célibataire et sans enfant, Micheline Bouchard croquait dans la vie. Dans les derniers mois, elle avait effectué un voyage en Égypte. Elle donnait des ateliers à des aînés par le réseau FADOQ sur l’utilisation de la tablette électronique. « C’était une éternelle optimiste », dit Guylaine Bouchard.

Fin juillet dernier, Micheline Bouchard subit une légère fracture à un pied en marchant sur un trottoir. Après avoir consulté au Centre hospitalier affilié universitaire régional de Trois-Rivières (CHAUR), elle se fait installer une « botte Samson » pour tenir son pied en place.

PHOTO STÉPHANE LESSARD, ARCHIVES LE NOUVELLISTE

Le Centre hospitalier affilié universitaire régional de Trois-Rivières

Mais voilà, après l’incident, elle éprouve de violentes crampes au mollet. Ces douleurs s’estompent, mais elles font place le même jour à un essoufflement important. Vers 17 h, Micheline Bouchard a tant de mal à respirer qu’elle en perd la voix. Son frère Yves l’amène aux urgences du CHAUR à 19 h, dit-il.

Au triage, on attribue à Micheline Bouchard une cote de priorité 3, affirment ses proches. Selon l’Échelle canadienne de triage et de gravité pour les départements d’urgence, un patient de priorité 3 doit obtenir des soins médicaux en 30 minutes.

Micheline Bouchard est installée dans un fauteuil roulant et dirigée vers la salle d’attente. Elle y passe la nuit sans consulter de médecin. Dans des messages textes envoyés à sa fratrie, Micheline Bouchard écrit qu’une infirmière lui dit vers 2 h 30 du matin qu’aucun médecin n’est disponible pour voir des patients de la salle d’attente avant 8 h le lendemain matin. C’est vers cette heure qu’elle voit un médecin, qui soupçonne une possible phlébite ou une embolie pulmonaire, peut-on lire dans les textos envoyés par Micheline Bouchard.

Qu’est-ce qu’une embolie pulmonaire ?

« L’embolie pulmonaire se produit lorsqu’un caillot se détache d’un endroit et circule jusque dans les poumons », peut-on lire sur le site du CHU de Québec. « L’embolie pulmonaire peut causer des problèmes respiratoires à court et à long terme et même parfois causer la mort. »

On annonce à la patiente qu’elle devra subir un examen, une scintigraphie, pour confirmer le diagnostic. On la place sous moniteur cardiaque en attendant.

« On aurait dû aller plus vite »

Vers 14 h, Guylaine Bouchard arrive à l’hôpital. Sa sœur n’a toujours pas passé son examen, prévu pour 11 h 45. L’examen ne sera fait qu’à 16 h. « Pourquoi on ne l’a pas mise en priorité pour le test ? On aurait dû aller plus vite », estime Guylaine Bouchard.

De retour aux urgences, un médecin explique à Micheline Bouchard qu’elle a fait une embolie pulmonaire. Que ses résultats ne sont « pas beaux ». « Il lui a dit : c’est très grave. Vous avez plein de caillots aux poumons », relate Guylaine Bouchard.

Rapidement, on dirige sa sœur vers une autre unité pour subir des traitements. Mais ceux-ci ne débuteront jamais. En se levant pour aller aux toilettes, Micheline Bouchard est prise de vertiges. Sous les yeux de sa sœur, elle s’effondre par terre. La patiente est amenée en salle de réanimation.

Une trentaine de minutes plus tard, un médecin annonce à Guylaine Bouchard que sa sœur ne va vraiment pas bien. « Je lui ai dit : êtes-vous en train de me dire que ma sœur va mourir ? Il a dit oui », dit-elle. Après plusieurs arrêts cardiaques et réanimations, Micheline Bouchard est envoyée, inconsciente, aux soins intensifs. Elle ne reprendra jamais connaissance et y décèdera, le 28 août.

« On se pose beaucoup de questions à savoir si tout a été fait entre le moment où elle a été vue au triage et le moment où elle a été transférée aux soins intensifs, souligne Guylaine Bouchard. Elle n’a pas eu de médication pendant 22 heures. »

Pourquoi personne n’a allumé avant sur le possible enchaînement phlébite-embolie ? Elle était aux urgences ! Ça n’aurait pas dû se passer comme ça. Ma sœur devrait être vivante aujourd’hui.

Guylaine Bouchard, sœur de Micheline

« Elle n’a jamais eu la chance de débuter le traitement. Elle s’est effondrée avant. Il y a eu un dysfonctionnement clinique », estime son frère Yves.

La famille a déposé une plainte au Commissaire local aux plaintes.

Pas d’enquête du coroner

Au CISSS de la Mauricie–Centre-du-Québec, on dit ne pas pouvoir répondre aux questions spécifiques sur la situation de Micheline Bouchard, malgré l’accord de la famille, pour des raisons de confidentialité.

On assure toutefois qu’un médecin « est présent en tout temps la nuit à l’urgence » du CHAUR et qu’après le triage initial des patients, « le personnel de l’urgence évalue la situation de la salle d’attente afin d’agir rapidement si l’état d’une personne se détériore ». Quand un médecin évalue un patient, « il demande des examens complémentaires lorsque nécessaire en indiquant le niveau d’urgence selon le portrait clinique du patient », affirme le CIUSSS.

L’établissement souligne que le 16 août, le taux d’occupation aux urgences du CHAUR était de 100 % « avec un achalandage important dans la salle d’attente qui a diminué graduellement au cours de la nuit ».

Comme à la suite de tout décès survenant aux urgences, une évaluation interne a été menée. Aucune enquête du coroner n’a été demandée, car la cause du décès était connue et « aucun critère n’était présent pour demander l’enquête du coroner ».

Une enquête du coroner peut notamment être déclenchée « lorsqu’un décès est survenu dans des circonstances violentes, obscures ou qui apparaît être survenu par suite de négligence », peut-on lire sur le site du Bureau du coroner. Et le cas de sa sœur s’apparente à de la négligence, estime Yves Bouchard.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le DGilbert Boucher, président de l’Association des spécialistes en médecine d’urgence du Québec

Président de l’Association des spécialistes en médecine d’urgence du Québec, le DGilbert Boucher mentionne que chaque cas de patient est unique et doit être analysé en détail avant de pouvoir porter un jugement. Il estime toutefois qu’à première vue, les délais ne semblent « pas avoir aidé la cause ».

Présidente de l’Association des médecins d’urgence du Québec, la Dre Judy Morris rappelle que dans leur lettre de la semaine dernière, les chefs d’urgence du Québec écrivaient que les deux décès à l’hôpital Anna-Laberge n’étaient « que la pointe de l’iceberg ». « La mission d’une urgence, c’est d’identifier, stabiliser et prendre en charge les patients qui ont besoin de soins aigus. Quand on ajoute de l’attente, on brouille cette mission », dit-elle.

Pour le clan Bouchard, la mort de Micheline ne doit pas être vaine. « Il faut que le réseau apprenne de cette situation et améliore ses pratiques », plaide Pierre Bouchard.

Chronologie du passage de Micheline Bouchard aux urgences du CHAUR en août 2023, selon le récit de la famille

16 août

17 h : Après avoir eu très mal au mollet, Mme Bouchard se met à avoir d’importantes difficultés à respirer.

19 h : Arrivée aux urgences, elle est évaluée au triage peu de temps après. On lui attribue une cote de priorité 3.

17 août

8 h : Elle voit un premier médecin aux urgences. Ce dernier soupçonne une phlébite ou une embolie pulmonaire. La patiente doit passer un examen (une scintigraphie).

16 h : Micheline Bouchard passe sa scintigraphie.

16 h 30 : Un médecin aux urgences confirme le diagnostic d’embolie pulmonaire.

18 h : Mme Bouchard s’effondre et doit être amenée en salle de réanimation. Elle sera amenée aux soins intensifs, mais ne reprendra jamais connaissance.

28 août

Décès de Mme Bouchard aux soins intensifs