(Nuuk) En mai, le Groenland a été sous le choc d’apprendre que des milliers de femmes, dont beaucoup de mineures, se sont fait poser de force un stérilet dans les années 1960 et 1970 par le gouvernement danois pour freiner la croissance de la population inuite de ce pays. Ce scandale a libéré les voix de nombreuses victimes qui réclament depuis une « révision de l’histoire coloniale » du territoire.

Des femmes laissées dans le noir

Hedvig Frederiksen ne savait pas exactement ce qu’elle allait faire à l’hôpital de Paamiut en ce jour de 1974. Ses professeurs avaient été évasifs sur le projet. Elle en ressortirait pourtant marquée à vie. Ce jour-là, on lui a installé — ainsi qu’à une dizaine d’autres écolières de sa classe — un stérilet sans son consentement.

« J’avais 14 ans », dit la dame aux cheveux blancs de 62 ans rencontrée à Nuuk, au Groenland, ce mois-ci. Comme Mme Frederiksen, au moins 4500 Groenlandaises se sont fait installer de force des stérilets entre 1966 et 1975. Soit près d’une femme fertile sur deux de l’époque.

Ce scandale a été mis au jour en mai par une balado sur la question, publiée par le média danois DR. Dans le reportage intitulé « Spiralkampagnen » et diffusé uniquement en danois, on apprend que le gouvernement avait lancé une campagne massive au Groenland, pays semi-autonome du Danemark composé à environ 90 % de citoyens inuits. L’objectif : ralentir la croissance effrénée de la population.

Depuis la diffusion de la balado, les langues se délient. Et les victimes s’accumulent, révélant l’ampleur de cette tragédie qui a amené les gouvernements danois et groenlandais à lancer une enquête commune sur le sujet et une Commission sur les relations historiques entre les deux pays.

« J’ai réalisé que je n’étais pas la seule »

Quand elle a pris connaissance du reportage en mai, Hedvig Frederiksen s’est écroulée par terre et s’est mise à pleurer. « J’ai réalisé que je n’étais pas la seule », dit-elle. Parce que pendant des années, elle n’avait pas parlé de cette question, accablée par la honte.

Le sujet est sensible. Mme Frederiksen ne peut retenir ses larmes en racontant comment, une après l’autre, ses compatriotes entraient dans le bureau du médecin danois qui pratiquait à l’hôpital de Paamiut en 1974. « Elles en ressortaient en se tenant le ventre », dit-elle.

Puis vint son tour. « Je me suis couchée sur la table d’examen. J’ai eu très mal au ventre. J’ai pleuré tout le long », dit-elle. Hedvig Frederiksen n’avait encore jamais eu de relation sexuelle. Ce n’est que plus tard qu’elle se fera expliquer s’être fait installer un contraceptif.

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Mais on ne nous parlait pas d’un stérilet. J’étais honteuse. Et traumatisée. J’ai essayé de tout oublier.

Hedvig Frederiksen

Mme Frederiksen a grandi dans le minuscule village d’Arsuk avec ses sept frères et sœurs. On y compte aujourd’hui moins de 200 habitants. Comme de nombreux jeunes Groenlandais, Mme Frederiksen a dû quitter son village pour poursuivre son éducation à Paamiut, à l’âge de 13 ans. Ses parents, restés à Arsuk, ne seront jamais prévenus des gestes commis sur leur fille. « Je ne voulais plus aller à l’école après ça. Mais je n’avais pas le choix », dit la dame.

Un « génocide »

Vers la fin des années 1960, le Groenland présentait un taux de croissance de la population très élevé et le Danemark peinait à soutenir économiquement le territoire. D’où cette politique pour restreindre les naissances.

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Nuuk, capitale du Groenland

Professeur associé au département d’études transculturelles et régionales de l’Université de Copenhague, Frank Sejersen indique qu’une régulation des naissances avait aussi eu lieu à l’époque au Danemark.

Au Groenland, il faut tenir compte de l’aspect colonial de la démarche. C’était une violation des droits individuels. Mais pas seulement. C’était une violation de culture […]. L’objectif, c’était d’avoir un contrôle colonial sur le pouvoir reproductif de la population.

Frank Sejersen, professeur associé au département d’études transculturelles et régionales de l’Université de Copenhague

Devant le Parlement danois en mai, la députée groenlandaise Aki-Matilda Høegh-Dam a reproché au gouvernement d’avoir commis un véritable « génocide », essentiellement pour des raisons économiques. Un mot qu’utilise aussi Qivioq Løvstrøm, présidente du Conseil des droits de la personne du Groenland et professeure associée à Ilisimatusarfik (Université du Groenland). Celle-ci explique que le gouvernement danois aime se dédouaner en disant que « tout a été fait avec de bonnes intentions ». « Ça les fait se sentir bien. Mais on n’est pas là pour ça », dit-elle.

Les témoignages de victimes qui s’accumulent révèlent l’ampleur du traumatisme vécu par de nombreuses femmes. Celles-ci « rapportent ne pas avoir senti qu’elles pouvaient dire non à la pose du stérilet, explique Mme Løvstrøm. D’autres dénoncent avoir été mal informées de ce qu’on leur avait installé ».

Des femmes n’ont su que des années plus tard, alors qu’elles essayaient sans succès d’enfanter, qu’elles portaient un stérilet. Même après se l’être fait retirer, certaines n’ont jamais pu procréer et associent leur problème de fertilité au port prolongé du stérilet, note Aviaja Fontain, fille de Hedvig Fredericksen.

Celle-ci s’estime chanceuse d’avoir eu trois enfants. Mais elle a quand même eu un stérilet pendant neuf ans avant de rencontrer son mari et de le faire retirer. Même si raconter son histoire est difficile, Hedvig Frederiksen tient à le faire. « Pour guérir. De plus en plus, je suis en mesure d’en parler sans trop pleurer », dit-elle.

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Un cimetière à Nuuk, capitale du Groenland

« Il faut réviser l’histoire »

Le scandale des stérilets qui ébranle le Groenland depuis quelques mois incite un nombre croissant d’intervenants à réclamer une révision du passé colonial du pays.

Pour Qivioq Løvstrøm, présidente du Conseil des droits de la personne du Groenland, le scandale des stérilets n’est « que la pointe de l’iceberg » de nombreux autres secrets depuis trop longtemps enfouis dans son pays. « Il faut réécrire l’histoire pour bien témoigner de tout ce qui s’est passé. Car jusqu’à maintenant, les narrateurs ont mis ça tout beau pour eux », dit-elle.

Rencontrée dans son bureau d’Ilisimatusarfik (Université du Groenland) à Nuuk, Mme Løvstrøm porte un veston orange le jour de son entrevue avec La Presse. En souvenir des victimes des pensionnats pour Autochtones canadiens. Selon elle, l’histoire canadienne avec les peuples autochtones et inuits a été plus dure qu’au Groenland jusqu’à maintenant. « Mais au moins, vous, vous en parlez. Ici, on commence à peine », dit-elle.

Sociologue et professeur associé au département de travail social à Ilisimatusarfik, Steven Arnfjord reconnaît que le Groenland est encore « en train de découvrir son histoire coloniale » avec le Danemark.

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Steven Arnfjord, sociologue et professeur associé au département de travail social à Ilisimatusarfik

Au début de l’année, le gouvernement danois a par exemple présenté ses excuses et dédommagé six personnes qui avaient été victimes de ce qu’on appelle là-bas « l’expérience ». « Aujourd’hui, nous appellerions cela un enlèvement d’enfants formalisé », note M. Arnfjord.

En 1951, 22 enfants inuits du Groenland, âgés de 4 à 9 ans, ont été amenés au Danemark dans le cadre d’une « expérience sociale ». Ils y ont appris le danois, perdant tout repère avec leur culture maternelle. Un an et demi plus tard, la majorité des enfants ont été ramenés au Groenland, mais placés en orphelinat sans aucun contact avec leur famille. Un rapport gouvernemental sur la question mené en 2020 prouvera que la moitié des enfants de « l’expérience » ont éprouvé des problèmes de santé mentale et de consommation d’alcool par la suite.

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Qivioq Løvstrøm, présidente du Conseil des droits de la personne du Groenland

Pourquoi toutes ces histoires concernant le passé du Groenland surgissent-elles maintenant ? Mme Løvstrøm évoque les mouvements #metoo et Black Lives Matter qui ont pu servir de bougie d’allumage.

Professeur associé au département d’études transculturelles et régionales de l’Université de Copenhague, Frank Sejersen souligne que les récents scandales ont amené les gouvernements danois et groenlandais à lancer cet automne une commission spéciale qui se penchera sur les relations historiques entre les deux pays. « On regardera tous les évènements qui ont eu un effet traumatisant sur la population depuis la Seconde Guerre mondiale, explique M. Sejersen. On parle de la fermeture de petits villages. De la domination du langage danois au Groenland, par exemple. »

Pour Mme Løvstrøm, il est temps que toute la lumière soit faite sur ce qui s’est passé au Groenland. « On a longtemps été effrayé d’en parler […] Plusieurs choses sont en train de changer. Et est venu le temps de ne plus accepter n’importe quoi », dit-elle.

Au Canada

Au Canada, la stérilisation forcée de femmes autochtones a fait la manchette ces dernières années. En 2018, un rapport réalisé en Saskatchewan évoquait la stérilisation forcée de 16 femmes autochtones entre 2005 et 2010 et parlait de « la discrimination structurelle et [du] racisme omniprésents dans le système de soins de santé en général ». Un rapport sénatorial de juin 2019 indiquait que « cette pratique épouvantable » de la stérilisation forcée « n’est pas chose du passé, mais perdure de toute évidence encore aujourd’hui ». Au Québec, une étude publiée jeudi* démontre qu’au moins 22 femmes autochtones ont été stérilisées de force depuis 1980. Une action collective a d’ailleurs été déposée en novembre 2021 contre le CISSS de Lanaudière par des femmes de la communauté atikamekw estimant avoir été stérilisées contre leur gré. Douze personnes y sont jusqu’à maintenant inscrites.

Coauteure du rapport publié cette semaine, Patricia Bouchard de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue explique que dans plusieurs pays où des campagnes de stérilisation forcée ont été menée par les gouvernements, on le faisait sous des « lois de contrôle populationnel ». « Sur papier, ça avait l’air légitime. Mais dans les faits, ça touchait les femmes les plus pauvres et les plus isolées », dit-elle, citant en exemple le Pérou. Dans ce pays d’Amérique du Sud, environ 300 000 femmes, dont de nombreuses Quechuas, ont été stérilisées de force dans les années 90 sous le gouvernement d’Alberto Fujimori.

*Lisez un article sur l’étude publiée jeudi

Ce reportage a été réalisé avec le soutien financier du Fonds québécois en journalisme international.