Julie* avait rencontré Marc* à la mi-vingtaine. Leur histoire d’amour avait mené à l’achat d’une maison dans une banlieue éloignée de la Rive-Sud. Leurs deux emplois stables leur permettaient de fonder une famille. Julie en a discuté avec son médecin et a arrêté la pilule anticonceptionnelle. Puis son monde s’est écroulé.

« Mon gendre est venu me voir un soir de l’automne 2021, raconte Solange*, la mère de Julie. Il m’a dit qu’il avait passé un test de sida en donnant du sang et qu’il était séropositif. Il affirmait avoir été infecté à cause d’une coupure et voulait que je l’aide à convaincre ma fille de conserver leur projet de bébé, parce que les risques de transmission étaient presque nuls s’il était traité. »

Marc a fini par avouer à sa belle-mère qu’il avait régulièrement des relations non protégées avec des inconnus rencontrés au centre-ville de Montréal. Il se servait des dons de sang pour vérifier s’il avait été infecté au VIH. Julie l’a immédiatement quitté et a connu les affres de trois mois d’attente pour faire plusieurs tests excluant toute infection au VIH, au virus de l’hépatite C ou à une autre infection transmise sexuellement (ITS).

Solange a contacté La Presse après avoir lu des reportages sur une consultation annoncée par le ministère fédéral de la Justice à propos de la décriminalisation de la non-divulgation de la séropositivité dans les cas où le risque de transmission du VIH est très faible.

Stigmatisation

Cette décriminalisation vise à encourager les populations à risque à se faire tester, certains évitant de le faire pour pouvoir plaider l’ignorance. Mais à l’heure où les discussions sur le consentement sexuel sont de plus en plus poussées, peut-on encore avoir des comportements à risque alors qu’on est dans une relation monogame ?

« On parle d’aveuglement volontaire, de conduite incompatible avec l’entente originale de relation monogame et exclusive », explique Charles Côté, avocat criminaliste chez Desjardins Côté.

On pourrait peut-être invoquer un vice de consentement, particulièrement à la lumière de récentes décisions de la Cour suprême sur le consentement. Il faut voir si le tribunal serait enclin à aller jusque-là, cela dit.

Charles Côté, avocat criminaliste chez Desjardins Côté

Parmi les récentes décisions auxquelles fait référence MCôté, on retrouve celle sur le retrait du condom de l’été dernier et celle de 2011 sur une pénétration pendant qu’une femme était inconsciente, durant une relation sadomasochiste. « À une époque pas si lointaine, c’était criminel de donner une ITS », rappelle MCôté.

En 2018, une étude torontoise publiée dans la revue PLOS One rapportait que 7 % des clients d’une clinique médicale spécialisée dans le VIH étaient moins enclins à se faire tester à cause du risque de poursuite.

Les consultations qui seront lancées en octobre portent, par contre, sur les cas où une personne sait qu’elle est séropositive. « En ce moment, selon la Cour suprême, il faut porter un préservatif et avoir une charge virale indétectable pour ne pas être obligé de déclarer la séropositivité », explique Léa Pelletier-Marcotte, avocate de l’ONG Cocq-Sida.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE LINKEDIN DE LÉA PELLETIER-MARCOTTE

Léa Pelletier-Marcotte, avocate de l’ONG Cocq-Sida

« Actuellement, dans l’état de la science, avoir une charge indétectable devrait suffire. Ça accentue la stigmatisation du VIH et ça peut décourager certaines personnes de se faire tester parce qu’alors elles peuvent plaider l’ignorance. Il y a des gens qui évitent le dépistage pour avoir une vie sexuelle épanouie sans risque de poursuite. Mais ce n’est pas notre position que la non-divulgation ne devrait jamais être criminalisée. »

Cour suprême

Ces limites de l’obligation de divulgation découlent de deux causes de 2012, Mabior et D.C. Dans le premier cas, un homme a eu des relations avec six femmes sans leur révéler sa séropositivité. Aucune d’entre elles n’a été infectée au VIH, mais il a été condamné et depuis expulsé au Soudan. Dans la deuxième cause, une victime de violence conjugale a été accusée par son conjoint de ne pas lui avoir révélé sa séropositivité avant leur première relation sexuelle. Elle a été acquittée en appel pour des motifs techniques et les accusations contre le conjoint ont été abandonnées. Ces deux causes modifiaient l’arrêt Cuerrier de 1989, qui avait permis de poursuivre en cas de non-divulgation de la séropositivité.

La plupart des provinces n’appliquent pas ces critères à la lettre et se fient davantage à la science, une approche avalisée par les décisions de 2012, selon MPelletier-Marcotte. « Mais ça crée une courtepointe juridique. » Le Québec est plus strict que d’autres, exigeant non seulement une charge virale négative et des tests réguliers, mais aussi la preuve que la trithérapie anti-VIH est bien suivie.

Environ le quart des poursuites pour cette cause ont eu lieu depuis 2012, selon un rapport du Réseau juridique VIH.

« Le Canada était jusqu’à récemment dans le top 5 des pays qui poursuivent le plus pour cette raison », dit MPelletier-Marcotte.

Le début et les modalités des consultations ne sont pas connus. « La date précise du début des consultations sera annoncée le jour du début des consultations », a dit Geneviève Groulx, relationniste à Justice Canada.

Que pense Mme Pelletier-Marcotte du cas de Julie ?

On peut penser que l’homophobie persistante a joué un rôle, notamment l’homophobie internalisée. Si ça avait été une ITS autre que le VIH, l’affaire n’aurait probablement pas pris cette ampleur. On voit encore le VIH comme une sentence de mort, quelque chose avec aucune issue. On peut parler de sérophobie. Et selon le type de relation sexuelle et de moyen de prévention dans ce couple, le risque change beaucoup.

Léa Pelletier-Marcotte, avocate de l’ONG Cocq-Sida

En août dernier, Solange a demandé à la police de sa municipalité si Julie pouvait porter plainte contre Marc. Elle a eu une réponse positive. Mais Julie ne veut pas s’engager dans cette voie, préférant concentrer ses énergies à reconstruire sa vie. « Il y a 30 ans, j’avais un collègue bien gentil, qui était marié depuis 25 ans, qui un jour est arrivé au bureau en disant qu’il était séropositif et qu’en fait, il était homosexuel, dit Solange. Tout le monde voulait le consoler. J’ai été la seule à lui demander comment allait sa femme. Personne ne s’était demandé si elle aussi était séropositive. Mon collègue a été longtemps en couple gai par la suite et c’est ce que j’ai conseillé à mon ex-gendre. »

* Prénoms fictifs. Julie n’a pas voulu témoigner à visage découvert, ayant raconté son histoire à très peu de proches, mais le témoignage de sa mère a été confirmé par son père.

Une version précédente de cet article utilisait le mauvais acronyme pour l'organisme Cocq-Sida

En savoir plus
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    Nombre de personnes poursuivies au criminel pour non-divulgation de séropositivité au Canada entre 1989 et 2020
    SOURCE : Réseau juridique VIH
    913
    Nombre de personnes poursuivies au criminel pour non-divulgation de séropositivité dans 49 pays entre 2015 et 2018
    SOURCE : UNAIDS