Douze ans après avoir été lancé, le Registre québécois du cancer n’est toujours pas pleinement fonctionnel. Les données partielles publiées à ce jour datent de 2017. Des oncologues et des chercheurs déplorent que ce manque d’information force le réseau à naviguer à vue dans ses politiques contre le cancer, première cause de décès dans la province.

Douze ans pour des données partielles

Photo Ewa Krawczyk, Archives associated Press

Vue au microscope de cellules cancéreuses chez une personne atteinte d’un cancer du sein « Si, en analysant les données détaillées, on se rendait compte que 25 % des gens atteints de cancer du sein étaient au stade 5, il faudrait revoir drastiquement nos programmes de dépistage et agir plus tôt », souligne Eva Villalba, directrice générale de la Coalition priorité cancer au Québec.

Au début du mois de mai, la Société canadienne du cancer a publié ses données annuelles sur le taux d’incidence des différents types de cancer au pays. Comme chaque année, le Québec a été exclu de la présentation, car « les données sur les cas de cancer diagnostiqués dans la province de Québec depuis 2011 n’étaient pas disponibles ».

Le même manège se répète depuis plus de 10 ans : par manque de données, le Québec est systématiquement absent des bilans canadiens sur le cancer. « C’est gênant de voir que le Québec ne participe pas », déplore le radio-oncologue Jean-Paul Bahary, qui travaille au CHUM.

La situation est d’autant plus incompréhensible que le Registre québécois du cancer a été lancé en 2010. Comment peut-on se retrouver en 2022 et ne toujours pas profiter d’un outil pleinement fonctionnel ?

Professeure au département d’épidémiologie, de biostatistique et de santé au travail de l’Université McGill, Erin Strumpf explique qu’avoir accès à des données à jour sur le cancer n’est pas qu’une lubie de chercheur, mais peut parfois « faire la différence entre la vie et la mort ». Par exemple, disposer de données détaillées permettrait d’établir si les programmes de dépistage du Québec sont efficaces. « Je ne comprends pas comment on peut piloter un système de soins sans avoir ces informations », dit-elle.

« Si, en analysant les données détaillées, on se rendait compte que 25 % des gens atteints de cancer du sein étaient au stade 4, il faudrait revoir radicalement nos programmes de dépistage et agir plus tôt, ajoute Eva Villalba, directrice générale de la Coalition priorité cancer au Québec. Pour s’améliorer, il faut se mesurer. »

On veut un registre fonctionnel pour pouvoir déterminer ce qui nous distingue dans notre population et adapter nos traitements. Présentement, on est incapables d’évaluer notre performance en cancérologie, contrairement à partout ailleurs.

Le DDenis Soulières, hémato-oncologue au CHUM

photo hugo-sébastien aubert, archives la presse

Le DDenis Soulières, hémato-oncologue au CHUM

Scepticisme sur le terrain

infographie la presse

Après n’avoir publié aucune donnée à jour pendant des années, le Registre québécois du cancer a récemment commencé à diffuser certaines statistiques. Des tableaux de bord présentant l’incidence des différents cancers au Québec sont disponibles depuis avril. Mais les données datent de… 2017.

Si elle salue le fait que Québec publie enfin des données « plus à jour », Mme Villalba est toutefois « déçue » qu’aucune donnée sur la mortalité et sur les stades de la maladie ne soit encore disponible.

Dès le lancement du Registre il y a 12 ans, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) promettait pourtant de diffuser ces informations pour répondre « à des objectifs de surveillance, de planification des soins, de soutien à la recherche et d’évaluation des programmes ».

Au MSSS, on affirme qu’il est « prévu de faire évoluer le tableau de bord pour y ajouter […] des indicateurs sur la mortalité, la survie et la prévalence de la maladie ». Les données 2018-2019 sont aussi attendues d’ici la fin de l’année, affirme la porte-parole du Ministère, Marie-Claude Lacasse.

Malgré ces promesses, le scepticisme est grand sur le terrain, où l’on attend des résultats depuis 2010. Déjà à cette époque, le ministre de la Santé, Yves Bolduc, disait qu’il était « désolant » qu’on n’ait pas eu de registre québécois du cancer plus tôt. Il promettait un registre pleinement fonctionnel pour 2012. Cet échéancier sera ensuite repoussé à 2014, puis à 2016. En 2022, le Québec est encore la seule province canadienne à ne pas disposer d’un registre entièrement fonctionnel, selon l’Association nord-américaine des registres centraux du cancer.

Différents facteurs sont évoqués quand vient le temps d’expliquer la piètre performance du Québec, dont le manque de registraires (archivistes médicaux spécialisés) qui ont pour rôle de compiler efficacement les données tout en éliminant les doublons.

Pour le DBahary, même s’il est clair que créer un registre québécois du cancer est « difficile », il est inexcusable que « toutes les provinces canadiennes en aient un sauf nous ».

photo martin tremblay, archives la presse

Le DJean-Paul Bahary, radio-oncologue au CHUM

On se fait dire : « Oui, mais on travaille là-dessus. » OK, mais ça doit aller plus vite […] Ça doit devenir une véritable priorité.

Le DJean-Paul Bahary, radio-oncologue au CHUM

Le DBahary note qu’avec la COVID-19, le Québec a fait des « pas de géant » dans la publication de données. « Il y a trois à quatre fois plus de gens qui décèdent du cancer que de la COVID-19… Il faudrait des données à jour pour bien mener le combat », dit-il.

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Nombre de registraires s’occupant des différents registres du cancer au Québec

Source : Ministère de la Santé et des Services sociaux

En deux-cylindres plutôt qu’en Tesla

PHOTO FRANçOIS ROY, archives LA PRESSE

Au début des années 2000, le Québec comptabilisait ses données sur les cancers dans le « Fichier des tumeurs », hébergé par la Régie de l’assurance maladie du Québec. Mais en 2010, la province décide de changer ses façons de faire pour se doter d’un véritable registre central répondant aux normes nord-américaines. Ces normes prévoient notamment que les rapports de pathologie doivent être utilisés afin de comptabiliser tous les nouveaux cas de cancer.

Contrairement aux autres provinces canadiennes, les hôpitaux du Québec se tournent massivement vers un progiciel unique et en français, bricolé au départ par un médecin pour son utilisation personnelle. Cet outil, SARDO, est devenu en 2019 le « système d’information unifié en cancérologie dans l’ensemble du réseau de la santé ».

Dès le départ, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) décide de développer son Registre québécois du cancer (RQC) en mode « gestion de projet ». Entre 2011 et 2014, près de 6 millions de dollars y sont investis. Québec verse par exemple 1,465 million aux hôpitaux pour développer leurs registres locaux du cancer (voir encadré).

Chaque hôpital choisit une solution informatique pour implanter son registre local. Plusieurs se tournent vers le progiciel québécois SARDO, développé par le DBernard L’Espérance, hématologue à l’hôpital du Sacré-Cœur de Montréal.

Dans un long entretien accordé à La Presse, le DL’Espérance explique avoir créé SARDO à des fins personnelles au début de sa pratique, pour documenter les cas de cancer dans son hôpital. Rapidement, des collègues travaillant dans d’autres hôpitaux ont voulu profiter de sa solution « beaucoup moins coûteuse que celles offertes par d’autres entreprises », dit-il. Le logiciel est aussi « adapté à la réalité québécoise » et offert en français. D’autres logiciels existent. Mais SARDO est choisi dès 2011 par environ 85 % des hôpitaux québécois, selon le MSSS.

Le déploiement des registres locaux se fait de façon inégale. Si certains hôpitaux mettent en place des registres robustes avec des équipes complètes de registraires pour y entrer les données, d’autres sont très en retard. Déjà, en février 2011, la Coalition priorité cancer au Québec dénonce le fait que le dossier « avance à pas de tortue et maladroitement ». Que le « fardeau de développer un registre local ait été transféré sur le dos des établissements sans directive ni encadrement ». « Pourquoi nos fonctionnaires s’acharnent-ils à réinventer le bouton à quatre trous ? Pourquoi ne pas avoir emprunté des voies connues, éprouvées et fonctionnelles ? », demande la Coalition dans un communiqué.

On est « proche, proche, proche »

Au MSSS, on justifie les retards depuis 2011 par le fait que « le projet a subi plusieurs améliorations et validations » au fil des ans. « La complexité des algorithmes à développer et la nécessité d’en tester les résultats possibles requièrent du temps et une expertise très spécialisée », indique le MSSS. On mentionne aussi qu’en 2018, « d’importants changements ont été apportés aux normes nord-américaines permettant de déterminer le bon nombre de nouveaux cas de cancer ». « Ces normes devant être intégrées aux algorithmes du RQC, des modifications importantes devaient être apportées au système », dit le MSSS.

Pour répondre à ces changements, le MSSS a lancé un appel d’intérêt remporté par SARDO, qui est devenu le « système d’information unifié en cancérologie dans l’ensemble du réseau de la santé » en 2019. Pour le DL’Espérance, le travail accompli dans les dernières années est colossal. « On a converti tous les hôpitaux du Québec à SARDO », dit-il.

Mais plusieurs intervenants ne sont pas encore satisfaits des résultats.

Je n’accepte pas qu’on soit moins bons que toutes les autres provinces […] En Alberta, ils ont les données à jour six mois plus tard.

Eva Villalba, directrice générale de la Coalition priorité cancer au Québec

Pour le DBahary, « il ne faut pas juger sur les efforts ». « Concrètement, sur le terrain, ce qui se passe est que le Québec compte encore sur des données périmées et partielles […] Cette absence de données fait qu’actuellement, n’importe quelle politique en cancérologie est basée sur des impressions. Sur ce que les autres font… C’est inacceptable. »

Le DL’Espérance reconnaît qu’il est « inacceptable » que le Québec soit « dans le noir » en cancérologie. Mais selon lui, « on est plus proche qu’on n’a jamais été d’avoir un registre fonctionnel ». « On roule actuellement en voiture deux cylindres. Mais on va avoir une Tesla dans pas long », promet-il.

Questionné pour savoir si les nombreux retards ne pourraient pas être attribuables au progiciel SARDO, peut-être pas aussi performant que les outils utilisés dans les autres provinces, le DL’Espérance affirme au contraire que sa plateforme est « à jour et adaptée aux besoins du Québec ». Il souligne que globalement, le Québec est « en retard dans son informatisation ». Mais il affirme que la petite équipe de huit personnes de SARDO est « pleine de vision ».

À terme, le Québec sera en avance sur les autres pour la robustesse et la granulosité de ses données.

Le DBernard L’Espérance, hématologue à l’hôpital du Sacré-Cœur de Montréal et créateur du progiciel SARDO

Le DL’Espérance reconnaît qu’il y a « encore beaucoup de travail à faire ». « Mais on est proche, proche, proche », dit-il. « Je vois que ça s’en vient. Le leadership du gouvernement est là. On pousse dans la bonne direction […] Je comprends la fatigue des collègues. Mais on a l’obligation de réussir », dit-il.

La particularité québécoise

Lors du lancement du Registre québécois du cancer (RQC) en 2010, « le Québec a fait le choix de doter chaque établissement de son registre local du cancer […] plutôt que de placer une équipe provinciale détachée des établissements qui aurait eu la tâche d’alimenter le RQC à partir d’un accès aux informations des patients de tout le Québec, comme certaines provinces ont choisi de le faire », indique le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS).

Lors du lancement du Registre québécois du cancer (RQC) en 2010, « le Québec a fait le choix de doter chaque établissement de son registre local du cancer […] plutôt que de placer une équipe provinciale détachée des établissements qui aurait eu la tâche d’alimenter le RQC à partir d’un accès aux informations des patients de tout le Québec, comme certaines provinces ont choisi de le faire », indique le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS).

Le DBernard L’Espérance explique que le Québec ne pouvait pas vraiment faire autrement que de procéder ainsi, car il y a une « différence juridique » au Québec, où les 24 établissements de santé « sont autonomes ». « On n’avait pas le droit d’avoir une banque centralisée », dit-il. Au MSSS, on croit que les registres locaux sont « des outils essentiels pour aider les établissements de santé à optimiser la qualité de leur intervention en oncologie ».

Mais Mme Villalba en doute. « Que fait-on avec nos registres locaux ? C’est bien d’avoir des données locales. Mais que fait-on avec ces belles données détaillées ? », demande-t-elle. S’ils ne sont pas complètement inutiles, « les registres locaux ne permettent pas une surveillance au niveau provincial », ajoute la chercheuse Erin Strumpf, de l’Université McGill.

Le DL’Espérance fonde beaucoup d’espoir sur le projet de loi 19, dont l’adoption a été remise à l’automne, qui viendra selon lui faciliter le partage de données entre les établissements de santé et aura un impact sur le RQC. « Ça permettrait notamment à des registraires de deux CISSS ou CIUSSS différents de partager des données », dit-il.

Coûts du Registre québécois du cancer

De 2011 à 2014 : 5 894 289 $

De 2014 à 2012 : 5 352 927 $

De 2019 à 2021 : 3 353 000 $

À ces sommes s’ajoutent les coûts d’exploitation annuels des 24 établissements de santé de la province pour leur registre local. Le MSSS ne dispose pas d’information sur le total de ces coûts.

« Je prends la responsabilité »

PHOTO Jérémie Stall-Paquet, archives La Presse

Le Centre intégré de cancérologie de Laval, en 2013

Directeur national du Programme québécois de cancérologie depuis 2012, le DJean Latreille dit « prendre la responsabilité » des longs retards dans le déploiement du Registre québécois du cancer. D’importants pépins sont survenus en cours de route. Mais le meilleur est à venir et des données, « on en a », assure-t-il.

Le DLatreille explique que dès 2013, un important problème a touché le Registre québécois du cancer (RQC), qui en était à ses balbutiements. Le Québec enregistrait à cette époque environ 45 000 cas de cancer par année, mais les premières données compilées dans le RQC montraient qu’il y en avait près de 150 000. « On s’est dit : ça ne tient pas debout », raconte le DLatreille.

photo tirée du site de l’université McGill

Le DJean Latreille

S’en est suivi un énorme travail de correction des données afin de trouver la faille, qui découlait d’un dédoublement de certaines données. Ce travail a pris du temps. Et a été ardu, car le Québec compte peu de registraires aptes à compiler les données dans le RQC, constate le DLatreille. « Vous savez, le temps passe vite. […] Moi, je suis arrivé en 2012. Et là, on est en 2022. Et je déprime des fois. Mais là, au moins depuis cette année, enfin, on a les données 2013 à 2017. Et à l’automne, on nous promet 2018-2019, et l’an prochain, avant juin, on aura 2020-2021. À ce moment, on sera pas mal proches de tout le monde. »

Comme Bill Gates

Quand on lui demande si la solution SARDO choisie par le Québec a été la bonne, le DLatreille assure que oui. Il souligne qu’aucune autre entreprise n’a fourni de soumission au cours des années. Que les rares solutions existantes étaient en anglais. Et que SARDO « a beaucoup évolué au fil des ans » et est aujourd’hui une plateforme « très solide ». « Bill Gates a commencé dans son garage aussi, note le DLatreille. SARDO a beaucoup évolué, comme Microsoft a beaucoup évolué… »

Le DLatreille estime aussi que si le Registre n’est pas encore à jour, cela ne veut pas dire que le Québec navigue à vue dans sa gestion en cancérologie.

Ce n’est pas qu’on n’a pas de données. […] Oui, il faut des chiffres pour fonctionner. Et on en veut. Et on en a. Le Registre, c’est comme l’amalgame de tout ça ensemble. Avec ce qu’on a, on est capables de voir les tendances.

Le DJean Latreille, directeur national du Programme québécois de cancérologie

Pour le DLatreille, le fait que le Québec ait décidé de se doter de registres locaux du cancer qui « nourrissent un registre central » est certes « unique ». Mais il s’agit selon lui d’un choix éclairé, qui permet notamment « d’étudier les coûts d’un établissement à l’autre » et qui « donne plus d’agilité ».

« C’est sûr que des choses auraient pu être faites différemment. Mais c’est plus facile aujourd’hui, en 2022, de dire ça. »

60 000

Nombre de nouveaux cas de cancer chaque année au Québec

Source : ministère de la Santé et des Services sociaux