Ayant déjà du mal à payer leur panier d’épicerie, bon nombre de Québécois n’ont pas les moyens d’aller chez le dentiste. Ils en sont réduits à demander la charité sur l’internet ou aux dentistes eux-mêmes, qui sont appelés par leur Ordre à faire certains traitements gratuits. Conscient du problème, le gouvernement entrouvre la porte à un meilleur accès aux soins dentaires pour les plus démunis.

« Si tu ne peux pas m’aider, je vais me tuer. »

L’appel d’un jeune homme à l’hôpital a été pris au sérieux. Une ambulance a été envoyée chez lui, des policiers, aussi. Arrivé aux urgences, en larmes, le patient s’est dit en proie à un mal de dents intolérable. « Le dentiste m’a chargé 600 $, mais il ne m’a même pas enlevé les dents. »

Même s’il avait un rendez-vous plusieurs semaines plus tard, il n’avait plus d’argent pour payer la suite des traitements.

La scène de l’émission De garde 24/7 a frappé l’imaginaire, les médecins demandant à l’écran pourquoi les soins dentaires n’étaient pas couverts et faisant remarquer que, dans ce cas-ci, cela aurait coûté moins cher au système que l’ambulance, les policiers et la visite aux urgences.

Sur l’internet, des gens sollicitent ponctuellement des dons pour leurs soins dentaires. « Après plusieurs chirurgies et avec beaucoup de gêne, écrit une jeune femme, je suis maintenant en train de faire appel à votre aide pour me soutenir. »

Une autre a fait sa demande sur GoFundMe, site où l’on peut aussi demander de l’argent au public. Avant son opération à cœur ouvert, elle devait impérativement recevoir des traitements dentaires, qu’elle estimait à 1600 $. Quelques semaines plus tard, photographie de sa longue cicatrice à l’appui, elle remerciait les donateurs. Grâce à eux, sa valve cardiaque avait pu être remplacée.

Opérations retardées pour des problèmes dentaires

S’il faut toujours faire attention aux fraudeurs, il est vrai que certaines opérations doivent être reportées par des bouches en trop mauvais état. « Quand on doit faire une chirurgie liée à une valve, il y a un risque qu’une bactérie s’y attache et que ça provoque une infection [une endocardite] qui peut être assez grave », explique le DPhilippe Demers, chirurgien cardiaque à l’Institut de cardiologie de Montréal. « Avant une telle opération, on demande donc toujours au patient s’il a eu un examen dentaire dans la dernière année. Si les dents sont en mauvais état, elles doivent d’abord être soignées. »

Quand il y a urgence, il arrive que les chirurgiens aillent de l’avant malgré le risque. Dans d’autres cas, l’opération est retardée.

Certains patients sont dans un cul-de-sac. Ils n’ont pas d’assurance, pas assez d’argent pour aller chez le dentiste, il n’y a à peu près pas de dentistes dans les hôpitaux, et les soins dentaires remboursés par la RAMQ sont limités.

Le DPhilippe Demers, chirurgien cardiaque à l’Institut de cardiologie de Montréal

Les enfants de moins de 10 ans, les résidants de CHSLD et des bénéficiaires d’aide sociale (qui, dans de nombreux cas, n’ont accès qu’aux extractions de dents) ont droit à certains soins gratuitement. Cela laisse en plan une grande partie de la population.

Les dentistes sont aux premières loges de cette misère. Le gouvernement agit « comme si la bouche ne fait pas partie du corps », dénonce le DChristian Caron, professeur à l’Université Laval et chef du service de médecine dentaire au CHU de Québec.

Sa spécialité, ce sont les personnes âgées. Celles qui n’ont que la pension de la Sécurité de la vieillesse et un supplément garanti vivent avec moins de 19 000 $ par année. Les soins dentaires ? Impensables pour beaucoup qui avancent en âge, comme pour tant d’autres groupes de la population.

Les immigrants qui arrivent ici sont souvent en mode survie. Ils s’assurent d’abord d’avoir de la nourriture à mettre sur la table. Au mieux, ils parviendront à faire soigner les dents de leurs enfants, mais pas les leurs.

Le DChristian Caron, professeur à l’Université Laval et chef du service de médecine dentaire au CHU de Québec

Et c’est sans compter tous ceux qui, à la retraite ou au chômage, n’ont plus d’assurance, souligne le DCaron.

La Mission Bon Accueil réussit à faire faire 1500 traitements gratuits par an. « La grande majorité de ces patients – qui ne sont pas des sans-abri – n’ont pas vu de dentiste depuis au moins cinq ans », explique Sam Watts, directeur général de l’organisme.

Seuls les traitements de base sont offerts (pas de traitement de canal, par exemple), et la liste d’attente est de cinq mois. La Mission Bon Accueil espère pouvoir doubler le nombre de patients qu’elle aide, avec l’appui de professionnels et de stagiaires de l’Université McGill.

Des mesures d’urgence qui ne suffisent plus

Sans trop le publiciser, les dentistes font des traitements gratuitement ou à très bas prix, souvent par l’entremise du Projet Bouche B, de la Fondation de l’Ordre des dentistes du Québec, qui centralise et analyse les demandes. Par ce programme, de 180 à 220 patients sont traités annuellement en moyenne, pour des soins dont la valeur est estimée entre 250 000 $ et 300 000 $ (et seulement lorsqu’ils sont envoyés par des organismes).

Le mérite de cette initiative revient aux dentistes de la clinique Maxillo-Mauricie, à Trois-Rivières, qui, dans les années 2010, a convaincu des dentistes, des denturologistes et des orthodontistes de la région d’aider des patients défavorisés. « Pendant quatre ans, j’y consacrais la moitié de mes heures de travail », dit la Dre France de Montigny, directrice de la clinique.

Le projet a été remis à l’Ordre des dentistes du Québec, qui l’a étendu à l’ensemble du Québec.

On demande à nos dentistes de faire un traitement par an d’urgence, mais on peut difficilement en demander plus : les dentistes ont souvent de longues listes d’attente, et on est à la limite de ce qu’on peut faire.

Sylvie Forrest, présidente de la Fondation de l’Ordre des dentistes du Québec

Ces quelques traitements gratuits ou à tout petits prix, les étalements de paiement, les rares cliniques qui offrent des prix modiques (entre autres les cliniques universitaires) sont loin de suffire à la demande, indique aussi le DGuy Lafrance, président de l’Ordre des dentistes du Québec, qui note que le gouvernement en est de plus en plus conscient.

Projets pilotes pour des soins plus universels

En fait foi la création, l’automne passé, par le gouvernement du Québec de cinq cliniques disposant d’un budget de départ de 3 millions pour la première année. Le but de ces cliniques, a déclaré en novembre dernier Christian Dubé, ministre de la Santé et des Services sociaux, c’est « fournir un meilleur accès [aux soins dentaires], dans un souci d’équité et de solidarité pour tous. La santé dentaire contribue à l’état de santé global de nos citoyens ».

Ces cinq cliniques, situées en Gaspésie, en Outaouais, à Montréal et à Val-des-Sources, ne représentent qu’un premier pas, souligne le DLafrance, qui fait remarquer que plusieurs régions demeurent à découvert.

Les cinq premières cliniques visent à fournir des soins à 22 000 personnes. Le ministre de la Santé dit qu’une deuxième phase pourrait être envisagée, « en fonction des résultats observés dans le cadre de ces projets pilotes ».

Si tel est le cas, le gouvernement estime pouvoir aider 600 000 personnes vivant en région éloignée ou sous le seuil du faible revenu.

En savoir plus
  • 732 000
    Nombre de personnes au Québec en situation de pauvreté
    source : plus récentes données de l’Institut de la statistique du Québec, selon la mesure du panier de consommation