Épuisées et surchargées, des infirmières lèvent le voile sur le contexte « invivable » et « inhumain » dans lequel elles travaillent. Certaines ont claqué la porte, d’autres devancent leur retraite ou partent en congé de maladie. Et celles qui restent sont à bout de souffle.

« C’était devenu invivable. »

Après 11 ans comme infirmière auxiliaire à l’Hôtel-Dieu de Sorel, Johanne Leclerc a démissionné à la mi-janvier 2022. Elle croyait y passer sa carrière. Elle avait trouvé sa place. Elle ira plutôt travailler dans une usine. « Je me sens revivre. Je ne devrais pas avoir à dire ça. C’est triste. Mais on a beau avoir de gentils messages de patients, on a beau avoir des collègues en or, à un moment donné, ça n’est pas assez. »

Mme Leclerc pratiquait depuis plusieurs années dans un service d’hospitalisation accueillant des patients ayant subi une opération. Par choix, elle travaillait de nuit, un quart particulièrement difficile à pourvoir. Dernièrement, avec le délestage et la pénurie de personnel, elle ne « reconnaissait plus son département ». Les cas étaient plus lourds, la charge de travail aussi.

Le ministre Christian Dubé a dit cette semaine que le réseau de la santé était « sous haute tension ». Au-delà du système, ce sont avant tout ses soignants qui s’approchent du point de rupture ; les infirmières en tête de liste.

Depuis le début de la pandémie, leur charge de travail a augmenté, tandis que leurs conditions se détériorent. Elles sont « désillusionnées », « sous pression », « épuisées », nous racontent-elles. Certaines songent à partir. D’autres l’ont déjà fait.

Depuis mars 2020, le gouvernement a adopté des décrets permettant aux établissements de modifier les horaires, d’annuler les vacances, de déplacer leurs employés et de les forcer à travailler à temps plein. Ces mesures ont recommencé à être déployées dans plusieurs régions avec la vague Omicron.

Elles créent « une pression supplémentaire », au moment où les conditions de travail actuelles sont « plus que difficiles » pour le moral des infirmières, observe le principal syndicat qui représente ces soignantes, la Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ). « Pour certaines, c’est du découragement, alors que pour d’autres, c’est de l’épuisement », dit la présidente, Julie Bouchard.

« Certaines précipitent leur départ à la retraite parce qu’elles n’en peuvent plus. Le taux d’absentéisme augmente aussi de semaine en semaine parce que c’est le seul moyen que certaines ont trouvé de se refaire une santé psychologique et physique », dit-elle.

La goutte de trop

Épuisée déjà avant la pandémie, Johanne Leclerc s’est retrouvée en congé de maladie à la fin de 2019. Elle est revenue au travail à l’été 2021, à temps partiel, soit 7 nuits sur 14, pour des raisons de santé.

En décembre, elle a attrapé la COVID-19, probablement à l’hôpital. S’en est suivi un véritable parcours du combattant pour passer un test, les soignants n’ayant pas d’accès prioritaire au dépistage. Elle a été très malade pendant deux semaines. À son retour à l’hôpital, encore terrassée, elle a découvert que son horaire était désormais à temps plein, soit 9 nuits sur 14. « Je le sais que tu n’es pas capable, mais j’ai des menottes », lui aurait dit sa gestionnaire.

C’est la goutte qui a fait déborder le vase. « Je ne veux pas devenir un danger pour mes patients. Rendue à ma neuvième nuit, je ne sais même plus ce que j’ai écrit dans mon dossier parce que je dormais presque la face dedans. »

J’ai toffé aussi longtemps parce que j’avais à cœur le bien-être de mes patients et que j’avais de bons collègues. Ma vocation s’est effritée en même temps que les conditions de travail.

Johanne Leclerc, infirmière qui a démissionné à la mi-janvier

« Je me sauve quasiment en courant »

Les heures supplémentaires obligatoires, monnaie courante ces jours-ci, et le manque de personnel pèsent lourd aussi aux urgences de l’hôpital Pierre-Le Gardeur, à Terrebonne. À bout de souffle, plusieurs membres de l’équipe ont voulu faire part de leur réalité.

« On n’a plus de vie », lance l’infirmière Jade Lahaise. « Mon chum, je le vois une journée toutes les deux semaines », ajoute la jeune femme, qui travaille le soir et fait régulièrement des heures supplémentaires volontaires ou obligatoires.

Il peut arriver, raconte l’infirmière auxiliaire Stéphanie Brousseau, qu’une dizaine d’infirmières manquent à l’appel lors d’un seul quart de travail.

La semaine passée, on a eu une méchante soirée. Trois filles sont venues pleurer dans mon bureau pour me dire qu’elles étaient prises à faire du temps supplémentaire obligatoire [TSO].

Stéphanie Brousseau, infirmière auxiliaire à l’hôpital Pierre-Le Gardeur

« Quand je finis de travailler, je me sauve quasiment en courant pour être certaine de ne pas rester », confie Mme Brousseau. Bien souvent, elle n’a pas le choix.

Sa collègue Christine Jolicœur raconte : « Quand je suis en congé, je suis tellement brûlée que je ferme mon téléphone et je n’appelle personne. » Travailler à coups de quarts de 16 heures lui « rentre dedans pendant trois jours ».

Récemment, trop fatiguée, Stéphanie Brousseau a perdu patience avec un patient. L’homme criait dans la salle d’attente. « Je lui ai dit : “Monsieur, ça suffit. Je suis en temps supplémentaire obligatoire et je suis prise ici.” » Elle s’est excusée.

L’épuisement affecte aussi les relations entre collègues. « On peut se virer de bord et se dire : “Je m’excuse pour tantôt, je t’ai mal parlé” », dit Mme Brousseau.

Délestée cinq fois

Stéphanie Filiatrault pratique dans un groupe de médecine familiale (GMF) à Laval. Mais depuis mars 2020, elle n’y a travaillé que 13 mois. La raison : elle a été délestée cinq fois vers d’autres établissements, toujours à moins de 24 heures d’avis.

Je n’ai jamais autant détesté ma job que l’année passée.

Stéphanie Filiatrault, infirmière clinicienne au CISSS de Laval

Son parcours donne le tournis.

Mars 2020. L’infirmière clinicienne a accepté de quitter sa clinique pour aller donner un coup de main à la salle d’accouchement de l’hôpital Cité-de-la-Santé. Elle voulait se sentir utile.

Moins de deux mois plus tard, elle était transférée dans un hôtel ouvert d’urgence pour accueillir des patients de l’hôpital.

Début juillet, elle retournait à sa clinique.

Septembre 2020, on l’envoyait au CHSLD Idola-Saint-Jean, où elle a pratiqué dans trois unités différentes. « Ils me déplaçaient lorsque les infirmières stables tombaient malades », explique-t-elle.

Décembre, retour à la salle d’accouchement, cette fois le soir avec du TSO la nuit.

Mars 2021, retour au GMF. Elle croyait y rester.

Non.

Le 11 janvier 2022, nouveau délestage, cette fois sur une équipe de soins intensifs à domicile. La nouvelle lui a été annoncée la veille de son premier quart de travail. Elle a dû annuler en catastrophe les rendez-vous à venir de tous ses patients. « On n’a même pas 24 heures pour se tourner de bord », déplore la jeune femme, qui s’inquiète du sort de ses patients.

On n’a pas besoin de se faire brasser de même. C’est très lourd émotivement. Ça manque beaucoup d’humanisme.

Stéphanie Filiatrault, infirmière clinicienne au CISSS de Laval

Pour Karine Jacques, infirmière en CHSLD au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, travailler « n’a jamais été aussi désagréable » que maintenant. « On est en manque de personnel épouvantable », souffle-t-elle. La mauvaise répartition des employés entre les quarts de travail la met en colère. « Le matin, je vois parfois des préposés aux bénéficiaires à perte de vue, alors que pendant la nuit, je n’en avais pas. »

Et il y a aussi la peur de contracter la COVID-19. Karine Jacques l’a déjà eue lors de la première et de la troisième vague. « La deuxième fois, j’ai été extrêmement malade, raconte-t-elle. J’ai été au lit durant deux mois. Je n’ai pas envie de l’attraper encore. »

Les établissements de santé sont bien conscients de la détresse.

« Sans des contributions exceptionnelles comme celle de madame Filiatrault, il serait impossible de passer au travers des différentes vagues de la COVID-19 », dit le PDG du CISSS de Laval, Christian Gagné.

Il y a des centaines de personnes de cœur qui, comme elle, acceptent de mettre de côté leur travail quotidien pour aller là où le besoin se fait sentir. Il faut leur rendre hommage et reconnaître leur sens aigu du devoir et leur abnégation sans borne.

Christian Gagné, PDG du CISSS de Laval

Au CISSS de Lanaudière, on reconnaît « les impacts et la pression occasionnés par la pandémie sur les membres du personnel, particulièrement depuis les dernières semaines avec l’augmentation du nombre de cas quotidiens ». Plusieurs efforts sont déployés « pour tenter de réduire ces impacts auprès des équipes », écrit la porte-parole Pascale Lamy.

Au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, « très sensible » à la situation des infirmières, « plusieurs démarches intensives sont en cours pour recruter du personnel et soutenir le personnel infirmier », écrit la porte-parole Jocelyne Boudreault. On a par exemple embauché du personnel pour soulager les infirmières de leurs tâches administratives.

4000

Plus de 4000 infirmières ont démissionné dans le réseau public entre mars et décembre 2020, soit 43 % de plus que l’année d’avant, révélaient des données compilées par La Presse l’an dernier.