Il y a 40 ans, un nouveau virus dévastateur, le VIH, faisait irruption, fauchant en premier lieu et à une allure terrifiante les vies d’hommes gais de grandes villes américaines. En 2021, le ruban rouge a disparu du paysage. Mais l’heure n’est pas à la célébration : de nos jours, le sida continue de faire chaque année des centaines de milliers de morts dans le monde.

En 40 ans de journalisme scientifique, le VIH et le sida ont noirci un nombre incalculable de carnets de notes de Yanick Villedieu. Il était donc naturel qu’à l’heure de la retraite, ce journaliste consacre tout un livre – Le deuil et la lumière – à cette maladie si singulière par sa façon de toucher les zones « du sexe et du sang ».

Pourquoi écrire et continuer de parler du sida encore aujourd’hui, alors qu’une autre pandémie monopolise l’attention ? Aux yeux de Yanick Villedieu, la réponse est sans équivoque. « Le sida fait encore de 700 000 à 1 million de morts chaque année. Il y a encore plein de gens qui n’ont pas accès au médicament. La question des inégalités face aux pandémies devient alors inévitable, puisqu’elle touche les droits de la personne. »

À l’heure actuelle, 73 % des habitants de la planète ont accès à la trithérapie. C’est une amélioration, mais il y a encore aujourd’hui un manque de dépistage et beaucoup de stigmatisation.

Yanick Villedieu, journaliste scientifique et auteur du livre Le deuil et la lumière

À la manière d’un véritable roman policier, Le deuil et la lumière revient sur les moments clés d’une très longue croisade pour vaincre ce virus qui condamnait à mort toutes ses victimes, avant l’arrivée de la trithérapie au milieu des années 1990. Villedieu raconte le premier article scientifique s’étant penché sur cette maladie étrange – appelée le « cancer gai » –, le fameux agent de bord Gaétan Dugas, faussement identifié comme le « patient zéro », le scandale du sang contaminé, la cohorte des « 4 h » tués par la maladie – homosexuels, hémophiles, héroïnomanes, Haïtiens –, la prolifération du virus dans le continent africain…

« L’histoire scientifique est toujours imbriquée avec les histoires humaines », souligne Yanick Villedieu, que La Presse a rencontré chez son éditeur, Boréal.

La maladie des Américains

Quarante ans et une deuxième pandémie mondiale plus tard, il importe de se rappeler de quelle manière les stigmates d’hier autour du VIH ont fait du tort aux soins des malades et de quelle manière les luttes que l’on croyait réglées en Occident demeurent d’actualité.

Le Dr Réjean Thomas conserve à jamais le souvenir de ce patient qui, en 1982, s’est présenté dans son bureau de la clinique L’Actuel, lui confiant qu’il se croyait atteint de la « maladie des Américains ».

Quarante ans plus tard, celui qui est devenu une sommité mondiale de la lutte contre cette maladie se désole du fait que les jeunes médecins ne sont pas formés sur le VIH et le sida et sur l’histoire des pandémies. Il rapporte des hausses affolantes des taux d’infections transmissibles sexuellement et par le sang depuis le début de la pandémie. La clinique L’Actuel a noté des augmentations de 138 % des cas de syphilis, de 50 % pour la gonorrhée et de 20 % pour la chlamydia, de mars 2020 à mars 2021.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Le Dr Réjean Thomas, de la clinique L’Actuel

En tout, 40 % de notre clientèle n’a pas de médecin de famille. Chaque matin, il y a des files d’attente devant la clinique qui se forment à 6 h 30.

Le Dr Réjean Thomas, de la clinique L’Actuel

De manière indirecte, la pandémie de COVID-19 a eu une incidence sur les destinées du VIH et du sida, reconnaît le Dr Réjean Thomas. Parce que les gens croyaient à tort qu’ils auraient moins de rapports sexuels pendant les confinements et le couvre-feu, de nombreux patients sous « prep » (prophylaxie préexposition) ont cessé leur traitement. Pendant ce temps, les taux d’infection ont augmenté, et des milliers de séropositifs s’ignorent, selon la Société canadienne du sida. « Chez de nombreux jeunes hommes gais, le sida est perçu comme une maladie de “mononcle” », rapporte Yanick Villedieu. Et les conséquences de ce déni sont bien réelles, témoigne le Dr Réjean Thomas.

« La disparition du sida dans le discours public a eu un effet significatif sur la prévention, poursuit-il. Je pense, par exemple, à un jeune gai de 18 ans qui est venu se faire dépister ici et qui n’avait jamais entendu parler du VIH. Il a été positif. Et pendant la COVID-19, de nombreuses cliniques de dépistage étaient fermées, les gens ne sortaient pas et ont cessé de se faire dépister, mais la stigmatisation et l’isolement demeurent. »

La terreur du Village

L’ouvrage de Yanick Villedieu nous rappelle à quel point le sida, à ses débuts, tuait à une vitesse fulgurante des êtres souvent très jeunes. Keith Haring, Rudolf Nureyev, Robert Mapplethorpe, Liberace, Rock Hudson, Freddie Mercury ont été des quelque 37 millions de personnes qui ont succombé à des maladies en lien avec le virus.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Jacques Charland, travailleur communautaire

Le travailleur communautaire Jacques Charland, qui œuvre aujourd’hui pour l’organisme Écoute Entraide, a accompagné nombre de mourants du sida dans leurs derniers jours. Il raconte le climat de panique dans le Village gai, au début des années 1980 : « On ne savait pas ce que c’était. Beaucoup d’hommes qui étaient venus à Montréal pour vivre leur homosexualité ouvertement sont retournés dans leur patelin. »

Yanick Villedieu lui donne raison.

La maladie se répandait à toute vitesse, et les gens étaient atteints de maux terribles comme le sarcome de Kaposi. Et il y avait la peur des autres, le rejet, les gens qui vivaient des pertes d’emploi.

Yanick Villedieu, journaliste scientifique et auteur du livre Le deuil et la lumière

« Pour pleinement comprendre les répercussions de la crise du VIH et du sida, il faut recourir au prisme du temps passé. Quand je parle de ce que nous avons vécu à cette époque avec de jeunes gais, leur réponse est souvent : “Oh, vous faites partie de la génération qui a vécu ça.” Un peu comme les parents de mes amis qui avaient vécu la guerre », explique le documentariste et praticien narratif Murray Nossel, dont la carrière a fortement été influencée par son travail auprès des personnes condamnées par le sida, dans le Brooklyn des années 1990.

« Dans mon entourage à cette époque, la plupart d’entre nous connaissaient quelqu’un qui était soit atteint, soit mort de la maladie. Je connais des gens qui ont perdu leur cercle d’amis au complet. Et en même temps, il y avait la lutte politique, le déni du sida et le président [Ronald] Reagan, qui refusait de reconnaître la crise. »

Les gens qui contractaient le sida étaient stigmatisés, parce qu’ils avaient contracté la maladie à travers leur sexualité ou encore parce qu’ils consommaient des drogues intraveineuses.

Le documentariste Murray Nossel

Génération sida

Quand elle s’est retrouvée à l’émission Studio libre, en 1993, pour se prêter à un test public de dépistage du VIH, Mitsou ne mesurait pas pleinement les répercussions de son geste. « La volonté d’aider était là. Mais quand j’y suis retournée une semaine plus tard pour obtenir le résultat de mon test, j’ai compris que ma vie pouvait alors totalement basculer. »

Pour la génération de Mitsou, « désir égalait danger », comme le chantait si bien Martine St-Clair.

En 2021, pour les survivants du sida, ceux qui, malgré leur pronostic, arrivent dans le grand âge, les défis sont différents. « Certains hommes gais atteints du VIH ne veulent pas aller vivre en CHSLD, parce qu’ils ont peur de revivre leur coming out et l’homophobie », souligne Yanick Villedieu.

La bonne nouvelle, c’est que, grâce à la prévention et aux traitements, des villes comme San Francisco et Montréal pourraient être déclarées « sans sida » d’ici une dizaine d’années. Quant au vaccin, on vit d’attente. Et d’espoir.

Le deuil et la lumière

Le deuil et la lumière

Boréal

352 pages

Rectificatif:
La citation suivante a été attribuée par erreur à Mitsou: « Les gens qui contractaient le sida étaient stigmatisés, parce qu’ils avaient contracté la maladie à travers leur sexualité ou encore parce qu’ils consommaient des drogues intraveineuses. » Il aurait plutôt fallu l'attribuer au documentariste Murray Nossel. Nos excuses.