Alors que la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) se tourne vers les tribunaux pour forcer la province à mettre fin au « temps supplémentaire obligatoire », le nombre d’heures supplémentaires des infirmières, forcées ou non, atteint le demi-million dans certaines régions du Québec tellement la pénurie est grande, révèlent des chiffres obtenus par La Presse auprès des établissements et des syndicats.

Partout dans le réseau, ces centaines de milliers d’heures sont souvent prises en charge par les infirmières des quelques mêmes départements, et selon des soignantes et des syndicats, elles constituent régulièrement du « temps supplémentaire obligatoire (TSO) déguisé ».

Dans la plupart des établissements, le TSO officiel ne se chiffre qu’à quelques milliers, voire quelques centaines d’heures par an. La part du lion va aux heures supplémentaires dites « volontaires ». Parce qu’« à partir du moment où tu dis oui, sur papier, ce n’est plus obligatoire », note la présidente du syndicat des infirmières du CISSS de la Montérégie-Ouest, Mélanie Gignac.

Sa région en est l’exemple parfait. En Montérégie-Ouest, 150 des 1660 infirmières et auxiliaires se seraient séparé 45 % des heures supplémentaires travaillées lors du dernier exercice financier, selon les chiffres fournis par Mme Gignac. Elle fait référence aux soignantes des soins intensifs, des urgences, du bloc opératoire et de l’obstétrique. « C’est les points névralgiques. »

Le syndicat parle de 300 000 heures supplémentaires pour ses membres dans le dernier exercice financier. Le CISSS fait plutôt état de 196 000 heures supplémentaires et 11 592 heures de TSO pour son personnel infirmier, mais pour l’année 2020. Pour les 150 employées les plus sollicitées, cela équivaut à une moyenne de 600 à 900 heures en plus.

« Notre qualité de vie est atroce. C’est dangereux pour les patients parce qu’on arrive à moitié morts », raconte un membre du personnel infirmier du bloc opératoire de l’hôpital Anna-Laberge, à Châteauguay. En plus de leurs heures habituelles, les infirmières de ce secteur effectuent des gardes, une nuit par semaine et un week-end toutes les quatre semaines. Elles peuvent être appelées à tout moment pour les interventions chirurgicales d’urgence.

Il n’y a qu’une fois depuis que je travaille là où je n’ai pas été appelée pendant ma garde. Des fois, je peux rentrer 12 fois dans la même fin de semaine. Que j’aie dormi juste deux ou trois heures, je n’ai pas le choix de rentrer.

Une infirmière du bloc opératoire de l’hôpital Anna-Laberge, à Châteauguay

Ces heures, dit l’infirmière, ne sont jamais comptabilisées comme du TSO.

L’employée, qui a demandé l’anonymat de peur de représailles de son employeur, raconte avoir déjà fait 39 heures de travail sur une garde de 48 heures. Une autre fois, cette personne a travaillé 31 heures sans dormir. « Et le lundi matin, je recommence ma semaine quand même », dit-elle. L’an dernier, elle a travaillé l’équivalent de plus de trois mois en heures supplémentaires. « Il y a bien des fois où, si j’avais été la patiente, je n’aurais pas voulu que ça soit moi l’infirmière en poste. »

Le CISSS de la Montérégie-Ouest estime n’avoir actuellement qu’environ 60 % des effectifs présents dans les blocs opératoires de ses deux hôpitaux. Seules trois salles d’opération sur quatre sont ouvertes dans les deux établissements en raison de la pénurie de main-d’œuvre.

« Les infirmières des blocs opératoires font effectivement de la garde en surplus de leurs heures de travail régulières. Mentionnons que seules les chirurgies d’urgence qui ne peuvent attendre, comme des accidents, ont lieu au cours de la fin de semaine. Il est donc difficile de prévoir leur nombre et leur complexité au préalable. Il est vrai que certains jours sont très achalandés pour des raisons hors de notre contrôle », explique la porte-parole Jade St-Jean. Le CISSS dit avoir besoin, sur son territoire, de 150 infirmières à temps complet, sans compter les suspensions à venir du personnel non vacciné.

De 10 à 15 % d’heures supplémentaires

Dans certains établissements, la proportion d’heures supplémentaires représente plus de 10 %, voire 15 % des heures travaillées.

Au CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, les infirmières et infirmières auxiliaires en ont fait, l’an dernier, plus de 500 000 (22 900 en TSO), en plus de leurs 3 millions d’heures habituelles, pour un taux de 16 % d’heures supplémentaires. L’établissement a besoin de 425 infirmières et infirmières auxiliaires à temps plein pour combler tous ses besoins.

Au CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal, ces mêmes professionnelles en ont accumulé près de 400 000 heures en sus des 4 millions d’heures ordinaires, soit 10 %. Le TSO ne représente que 0,1 % des heures travaillées. « Le recrutement d’infirmières demeure un enjeu, malgré tous les efforts des campagnes pour recruter les professionnels de la santé », dit la porte-parole Hélène Bergeron-Gamache.

En Estrie, on parle de 418 300 heures supplémentaires, dont 22 600 considérées comme obligatoires, dans l’exercice financier finissant en mars 2021. Nombre d’heures travaillées : 4 millions. Chez les infirmières auxiliaires, c’est 133 700 heures supplémentaires, dont 8200 en TSO. Ici aussi, les heures supplémentaires représentent une proportion d’environ 10 % des heures ordinaires.

La FIQ à l’attaque

Mardi, la FIQ a lancé une grande campagne contre le travail supplémentaire obligatoire, qui « assassine la profession », annonçant du même coup que ses syndicats affiliés mettront en demeure les ordres professionnels et la Direction nationale des soins et services infirmiers pour qu’ils prennent une position plus ferme sur cette pratique.

Objectif : « les contraindre à jouer leur rôle de protection envers le public et la protection de leurs membres ». « Après 16 heures consécutives de travail sur l’adrénaline, personne ne peut prétendre offrir des soins et des services de qualité. Le message s’adresse aussi aux gestionnaires du réseau qui n’ont pas à attendre une directive pour appliquer le gros bon sens », a expliqué Patrick Guay, vice-président, secteur Relations de travail, par voie de communiqué.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Nancy Bédard, présidente de la FIQ

Par ailleurs, la présidente de la FIQ, plus gros syndicat infirmier du Québec, est en réflexion quant à son avenir. Dans une lettre envoyée aux présidents des syndicats affiliés de la FIQ datée du 7 octobre, le Comité exécutif national indique que Mme Nancy Bédard « a pris acte des résultats de la motion de censure lors de l’instance du 4 octobre ».

Lors d’une séance du Conseil national de la FIQ, le 4 octobre, Mme Bédard avait survécu à un vote de censure. Cette motion évoquait le « discours changeant » de Mme Bédard et parlait de « l’insatisfaction grandissante parmi les 76 000 membres », selon des informations de La Presse. Mme Bédard a obtenu 60 % des appuis à ce vote de confiance.

Avec la collaboration d’Ariane Lacoursière

En chiffres

183 040 : heures supplémentaires des infirmières et auxiliaires du CHU de Québec–Université Laval, soit 4,18 % de l’ensemble des heures travaillées.

300 : Nombre d’infirmières et d’infirmières auxiliaires supplémentaires dont le Saguenay–Lac-Saint-Jean a besoin.

540 : Nombre d’infirmières et infirmières auxiliaires à temps plein qu’il manque au CIUSSS de la Capitale-Nationale.