Des urgences et des salles d’accouchement fermées. Des lits en moins aux soins intensifs. Des ambulances détournées. Des opérations cardiaques reportées. La pénurie de main-d’œuvre dans le réseau public de la santé, qui cause une crise d’une ampleur « totalement inédite », frappe de plein fouet les hôpitaux de tout le Québec, selon un coup de sonde effectué par La Presse.

« Je n’ai jamais vu le réseau en aussi mauvais état »

Le DGermain Poirier, chef du service des soins intensifs de l’hôpital Charles-Le Moyne et président de la Société des intensivistes du Québec, œuvre aux soins intensifs depuis 20 ans. Il n’a jamais connu une crise de main-d’œuvre d’une telle ampleur.

« Je n’ai jamais vu le réseau en aussi mauvais état en termes de ressources humaines. Ça va être très problématique et c’est difficile de voir la lumière au bout du tunnel. On ne peut pas cloner des infirmières. On ne peut pas imprimer des infirmières. »

Dans les unités de soins intensifs à l’échelle du Québec, tout comme aux urgences et en obstétrique, des départements qui s’appuient sur les services d’infirmières spécialisées, la gymnastique pour pourvoir les quarts de travail est constante et extrêmement éprouvante.

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Le Dr Germain Poirier, chef du service des soins intensifs de l’hôpital Charles-Le Moyne et président de la Société des intensivistes du Québec

« La crise actuelle de main-d’œuvre est d’une ampleur totalement inédite », résume l’ex-ministre de la Santé Réjean Hébert. « C’est difficile dans plusieurs hôpitaux aux soins intensifs et dans les urgences, dit le DPoirier. On commence également à voir des pénuries de main-d’œuvre aux étages réguliers. Cet été, on a eu un étage fermé complètement à l’hôpital Charles-Le Moyne. »

« On est dans une crise réelle en obstétrique », acquiesce le DElio Dario Garcia, président de l’Association des obstétriciens et gynécologues du Québec. « C’est une situation grave, qui a cours à la grandeur de la province. Il y a quelques mois, on pouvait cibler des endroits problématiques au Québec. Mais là, on parle de Laval, de Sherbrooke, de la Montérégie. Il n’y a pas de région épargnée par la crise. La situation est même précaire dans certains grands hôpitaux de Montréal. »

Déjà, certaines urgences, comme celles de l’hôpital de Gatineau ou du Suroît, ont annoncé des réductions de services ou des fermetures temporaires. Gilbert Boucher, président de l’Association des spécialistes en médecine d’urgence, croit que ce n’est qu’une question de temps avant que d’autres urgences ne ferment temporairement leurs portes au public.

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Le Dr Gilbert Boucher, président de l’Association des spécialistes en médecine d’urgence

De nombreuses urgences sont à risque de bris de service, mais on continue tout de même à presser le citron du personnel.

Le Dr Gilbert Boucher, président de l’Association des spécialistes en médecine d’urgence

« Il y a des endroits qui devraient fermer, mais on continue à les garder ouverts, affirme le Dr Boucher. Dans certains cas, si on avait délesté il y a quelques semaines, on ne serait peut-être pas dans la situation actuelle. »

« Malheureusement, si l’hémorragie de personnel n’arrête pas, ça va arriver ailleurs », ajoute Judy Morris, présidente de l’Association des médecins d’urgence du Québec.

« Ça fait un mois qu’on commence nos journées à l’urgence et qu’on sait qu’il y a 20 ou 25  personnes dans la salle d’attente qu’on ne pourra pas voir dans la journée. Le taux de personnes qui partent sans voir de médecin explose », poursuit le DBoucher, évoquant une situation « exécrable » à Saint-Jérôme, où la moitié des patients quittent les urgences sans avoir vu un médecin.

Plusieurs régions sur la corde raide

La semaine dernière, le CISSS de l’Abitibi annonçait un « plan de contingence » de ses services, à cause d’un manque de 240 infirmières sur le territoire (voir autre texte).

Dans plusieurs régions du Québec, les effets de la pénurie se font sentir, montre un coup de sonde réalisé par La Presse auprès de la plupart des CISSS et des CIUSSS de la province ainsi que de plusieurs syndicats.

Il n’y a plus de soins intensifs à Roberval, pour le moment. La pédiatrie à Sept-Îles n’a pu admettre de patients du 15 au 20 septembre.

Le nombre de lits pour les hospitalisations de courte durée est passé de 30 à 15 dans la MRC d’Abitibi-Ouest. Deux lits de surveillance cardiaque sont aussi fermés en Haute-Mauricie.

La fin de semaine dernière, les urgences de l’hôpital de Coaticook ont été temporairement fermées et toutes les interventions chirurgicales non urgentes ont été repoussées, car plusieurs infirmières devaient passer l’examen de leur ordre professionnel.

Selon Sophie Thériault, porte-parole du syndicat des professionnelles en soins des Cantons-de-l’Est, il manquait 10 infirmières sur 14 aux urgences de l’hôpital Fleurimont, à Sherbrooke. « Il manque aussi beaucoup de gens en néonatalogie, en maternité et en pédiatrie. C’est assez important pour que le personnel se fasse imposer du temps supplémentaire obligatoire. »

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L’hôpital du Suroît

De plus en plus près de Montréal

Mais la crise ne touche pas que les régions éloignées, elle se rapproche de plus en plus de Montréal. Dans les Laurentides, par exemple, les urgences débordent, les soins intensifs du Centre de services de Rivière-Rouge sont fermés, le service de pédiatrie de l’hôpital de Mont-Laurier est aussi fermé. Plus de 24 000 examens médicaux sont en attente d’être effectués, selon l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux.

La situation est préoccupante comme dans l’ensemble de la province. Le Québec vit une pénurie importante de main-d’œuvre et son impact sur une organisation comme la nôtre est très important.

Dominique Gauthier, agente d’information au CISSS des Laurentides

Dans les Laurentides, « nous sommes devant une boîte à surprises qui risque d’éclater sous peu », témoignent des membres de la FIQ dans un sondage réalisé par le syndicat auprès de ses instances locales.

Si le nombre d’hospitalisations continue d’augmenter et que le manque de main-d’œuvre reste aussi criant, le CISSS songe à mobiliser les infirmières des groupes de médecine familiale (GMF) pour les envoyer travailler dans les urgences des hôpitaux. Il s’agit d’une solution de dernier recours.

Or, cette décision indigne les groupes de médecine familiale consultés par La Presse. Les infirmières cliniciennes traitent des patients qui souffrent d’hypertension ou de diabète et qui n’ont pas nécessairement besoin de voir un médecin, citent-ils en exemple.

Le Syndicat des professionnels en soins des Laurentides (SPSL) abonde dans le même sens.

Pour nous, c’est super important que la population ait accès aux services de première ligne, en clinique. Si on déplace les infirmières cliniciennes vers les urgences, on va aussi déplacer des patients vers les urgences. Ça ne règle pas le problème.

Julie Daignault, présidente du Syndicat des professionnels en soins des Laurentides

Sur la Rive-Sud, la situation est tout aussi inquiétante. Les salles d’accouchement de l’hôpital Anna-Laberge et celles du Suroît ont été fermées pendant plusieurs jours la semaine dernière, souligne le DElio Dario Garcia. Ces hôpitaux réalisent, à eux deux, près de 4000 accouchements par an. « Il n’y avait personne à la salle d’accouchement. Le médecin était là, mais il n’y avait pas d’infirmière. » Selon la FIQ, qui a sondé ses syndicats locaux, les risques de fermeture partielle pour les centres mère-enfant de ces deux établissements sont récurrents.

Et même dans l’île

Dans l’île de Montréal, les problèmes commencent également à poindre. Sonia Bélanger, présidente-directrice générale du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, affirme qu’il manque 400 infirmières et 100 infirmières auxiliaires dans les hôpitaux de son territoire. « La situation est fragile », a-t-elle déclaré lors d’un point de presse, la semaine dernière. « Les secteurs les plus critiques, ce sont notamment les salles d’urgence, les soins intensifs et les blocs opératoires. »

Le Centre universitaire de santé McGill (CUSM) se dit « particulièrement inquiet » de la situation à l’hôpital de Lachine, où les problèmes de recrutement sont importants. « Il n’est pas possible de quantifier le nombre d’infirmières qui manquent à l’appel, mais nous pouvons indiquer que les besoins sont dans tous les départements, et particulièrement à l’urgence et aux soins intensifs », a confirmé Annie-Claire Fournier, conseillère en relation média au CUSM.

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Le Centre universitaire de santé McGill (CUSM)

À l’Hôpital général juif, un anesthésiste raconte qu’il doit « très régulièrement reporter » des opérations parce qu’il n’y a pas assez de personnel pour s’occuper des soins intensifs et des nombreux patients atteints de la COVID-19. « Si la chirurgie cardiaque d’un patient est reportée, mais que celui-ci fait un infarctus pendant la nuit parce qu’il n’a pas eu ses pontages, c’est quelque chose qu’on aurait pu éviter », témoigne ce médecin qui a eu recours à l’anonymat par peur de représailles de son employeur. Il ajoute que plusieurs hôpitaux sont obligés de repousser des interventions chirurgicales dans le contexte actuel.

Celui-ci sent que ses collègues sont au bout du rouleau. « Tout le monde est écœuré, dit-il. Le personnel tombe malade et ça fatigue encore plus ceux qui sont au travail. C’est un cercle vicieux qui ne finit plus. »

Avec Tristan Péloquin, La Presse

Infirmières : Une pénurie artificielle

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Le ratio d’infirmières au Québec est de 762 par 100 000 habitants, contre 609 pour 100 000 habitants en Ontario.

Ils ont tous deux été ministres de la Santé. Leurs points de vue sont aux antipodes sur bien des sujets. Mais sur le diagnostic à la base de la crise actuelle, Réjean Hébert et Gaétan Barrette s’entendent. Il y a assez d’infirmières au Québec pour assurer les services. Le problème, c’est qu’elles désertent le réseau public.

« Le problème des infirmières en est un de rétention plutôt que de formation. Le ratio d’infirmières par habitant est plus élevé au Québec que dans le reste du Canada, plus élevé qu’à bien des endroits dans le monde », fait valoir Réjean Hébert.

Le mouvement vers les agences privées était entamé bien avant la pandémie. Mais la COVID-19 est venue accélérer les départs parce qu’elle a surtaxé le personnel. Le « cercle vicieux » du recours aux agences de placement a encore pris de l’ampleur.

Gaétan Barrette, qui a été aux commandes de la Santé pendant quatre ans, partage le diagnostic de celui qui l’a précédé dans le siège de ministre.

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Gaétan Barrette, ancien ministre de la Santé et des Services sociaux

Est-ce qu’il y a une pénurie de main-d’œuvre en santé au Québec ? Non. Il ne manque pas d’infirmières ni de médecins au Québec. Pourquoi ces gens-là, qui sont disponibles, ne sont-ils pas où ils devraient être ? C’est ça, la question.

Gaétan Barrette, ancien ministre de la Santé et des Services sociaux

Le ratio d’infirmières au Québec est de 762 par 100 000 habitants, contre 609 pour 100 000 habitants en Ontario. En moyenne, dans les provinces canadiennes, on compte 662 infirmières par 100 000 habitants. Depuis 10 ans, ces ratios sont relativement stables.

« Il n’y a jamais eu autant d’infirmières au Québec », déclarait le président de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, Luc Mathieu, l’automne dernier. Selon les derniers chiffres disponibles, 78 204 infirmières étaient inscrites au tableau de l’Ordre. Quelque 73 000 d’entre elles déclaraient être en emploi, et 61 946 œuvraient dans le réseau. Plus de 11 000 infirmières travaillent donc hors du réseau public de santé.

« Grande séduction » ou nouvelle organisation ?

Comment faire pour venir à bout de cette « pénurie artificielle », selon l’expression employée par la présidente de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ), Nancy Bédard ? Réjean Hébert croit qu’il faut se livrer à une « grande séduction » pour convaincre les infirmières de revenir travailler dans le public.

« La lumière au bout du tunnel, c’est de ramener les infirmières dans le public. Récupérer celles qui sont parties au privé ou à la retraite », dit-il.

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Le Dr Réjean Hébert, ex-ministre de la Santé et des Services sociaux et ministre responsable des aînés de 2012 à 2014, croit que rien ne changera pour les personnes âgées vulnérables laissées à elles-mêmes tant qu’on ne changera pas du tout au tout le mode de financement des SAD.

Les infirmières n’ont pas été suffisamment valorisées. Les médecins ont eu d’importantes augmentations de salaire et les infirmières se sont contentées de 2 % par an. On a beaucoup de rattrapage à faire.

Réjean Hébert, ancien ministre de la Santé et des Services sociaux

Gaétan Barrette, lui, estime que les solutions sont ailleurs. Il croit plutôt aux formules novatrices d’organisation du travail, comme les quarts de 12 heures, déjà en vigueur dans plusieurs établissements du réseau anglophone. « C’est magique, le 12 heures », dit-il.

Les heures supplémentaires obligatoires dans les établissements qui ont établi des quarts de 12 heures sont très rares, dit-il. L’ex-ministre dit avoir reçu une fin de non-recevoir de la part des syndicats lorsqu’il a tenté de négocier l’établissement d’une telle formule dans le réseau.

Un problème partout au Québec

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La pénurie de main-d’œuvre cause des problèmes dans des hôpitaux partout au Québec.

La Presse a sondé la plupart des CISSS et des CIUSSS au Québec sur les problèmes causés par la pénurie de main-d’œuvre, ainsi que plusieurs syndicats. Voici un tour d’horizon des réponses reçues.

CHU de Québec – Université Laval

Le CHUL a demandé à la population d’éviter ses urgences dans les derniers jours en raison de l’achalandage élevé. Le département de chirurgie y fonctionne au ralenti, soit à 75 % de sa capacité. « Nous avons sollicité notre personnel des autres secteurs et des autres hôpitaux pour venir prêter main-forte aux secteurs qui en ont le plus besoin, notamment les secteurs pédiatriques, mais également les urgences », explique Bryan Gélinas, conseiller aux affaires publiques et gouvernementales du CHU de Québec. Les départements en hygiène et salubrité se retrouvent eux aussi en sous-effectif, particulièrement en soirée. « Nous avons présentement 100 postes à combler, à temps plein et temps partiel (pour 3 quarts de travail) pour l’ensemble des 5 hôpitaux du CHU de Québec », affirme M. Gélinas

Montérégie

La situation est « critique » en ce qui a trait aux effectifs pour les services d’obstétrique, de néonatalogie et de pédiatrie dans les trois hôpitaux du CISSS de la Montérégie-Est, indique Marianne Paquette, porte-parole du CISSS de la Montérégie-Est. « Les CHSLD sont au seuil minimal partout. Si des professionnelles quittent, ça craque », témoigne le syndicat local dans le sondage de la FIQ. Des corridors de services entre les hôpitaux ont dû être établis pour pallier la pénurie de main-d’œuvre dans ces secteurs. Une quarantaine de lits ont été fermés à l’hôpital Charles-Le Moyne, et 40 autres sont également fermés à l’hôpital du Haut-Richelieu, ajoute Martine Lesage, porte-parole du CISSS de la Montérégie-Centre.

Mauricie–Centre-du-Québec

« Il y avait déjà une situation précaire au niveau de la main-d’œuvre dans le système de santé, et la pandémie a accentué cet enjeu », souligne Kellie Forand, agente d’information du CISSS. Devant le manque de personnel dans la région, certaines salles d’opération sont fermées. Les nouveau-nés ayant besoin de soins sont transférés de Shawinigan vers Trois-Rivières, les heures pour les échographies et les radiographies sont réduites et deux lits de surveillance cardiaque sont fermés à La Tuque.

Abitibi

Le CISSS de l’Abitibi a révélé avoir besoin de 240 infirmières supplémentaires, vendredi dernier. Devant ce manque de personnel, les urgences de Senneterre sont ouvertes seulement de 8 à 12 heures par jour. Les quatre lits d’hospitalisation y sont fermés. À l’hôpital de La Sarre, la capacité des soins de courte durée passe de 30 à 15 lits, les soins intensifs, de 4 à 2 lits et le département de santé mentale passe de 8 à 5 lits. Plusieurs hôpitaux du territoire doivent aussi réduire le nombre d’interventions chirurgicales.

Côte-Nord

« La pénurie de personnel infirmier nous fait très mal », a souligné Manon Asselin, présidente-directrice générale du CISSS, la semaine dernière, dans un communiqué. Ainsi, le CLSC de Rivière-Saint-Jean, à 150 km à l’est de Sept-Îles, devra fermer ses portes les 23, 24 et 28 septembre, faute de personnel. Les gens n’ont d’autre choix que d’aller aux urgences de Sept-Îles ou de Havre-Saint-Pierre. « L’urgence de Sept-Îles est déjà bondée à 200 % », affirme toutefois Steve Heppell, président du Syndicat des travailleuses et travailleurs de la santé et des services sociaux de Sept-Îles (FSSS-CSN). Le CISSS a également réduit les services à la pouponnière de l’hôpital de Sept-Îles du 28 août au 23 septembre et ceux à la pédiatrie du 15 au 20 septembre.

Saguenay–Lac-Saint-Jean

En plus de fermer les soins intensifs à l’hôpital de Roberval, le CISSS a regroupé certains services. La santé maternelle infantile et la médecine sont par exemple rassemblées à l’hôpital de Dolbeau-Mistassini. Le département de médecine et l’unité de réadaptation fonctionnelle intensive en gériatrie sont aussi regroupés à l’hôpital de La Baie. « Certains services ont effectivement été regroupés afin d’assurer des services de qualité à nos usagers dans un contexte de manque de main-d’œuvre », explique Pierre-Alexandre Maltais, conseiller-cadre aux relations médias du CISSS.