Véronique Dorval est morte dans une ruelle sombre de Québec. Au matin du 20 mai 2017, la police a retrouvé son corps dans le coffre de sa voiture. Un sac de plastique sur la tête. Ses deux chats à ses côtés. Morts, eux aussi.

La biochimiste de 38 ans leur avait administré une forte dose de sédatif avant de se donner la mort. « On pense que c’est parce qu’elle ne voulait pas mourir seule. Elle était terrifiée à l’idée de mourir seule », raconte son frère, Pierre-Marc Dorval.

Depuis deux ans, l’image le hante. Celle de l’agonie de sa sœur. La ruelle. Le coffre. Le sac. Les chats. « Elle aurait pu être dans une chambre d’hôpital, entourée de ses proches. Elle aurait pu être dans les bras de sa mère, au dernier moment. »

Véronique Dorval était bipolaire. Elle disait souffrir d’un cancer de l’âme. Un cancer incurable. Intolérable. Elle aurait voulu bénéficier de l’aide médicale à mourir. Elle n’y était pas admissible.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE DE VÉRONIQUE DORVAL

Véronique Dorval, bipolaire, s'est suicidée le 20 mai 2017 à 38 ans.

Juste avant de se suicider, elle a envoyé une lettre aux médias. Comme une bouteille à la mer.

« Les gens atteints du cancer peuvent mourir dans la dignité et un certain confort, entourés de leurs proches. Une personne atteinte d’une maladie mentale, elle, meurt seule, dans le coffre de sa voiture.

« J’aurais tellement voulu être accompagnée et aidée à faire le grand saut. »

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Vous connaissez peut-être une personne qui a été happée dans le grand trou noir de la dépression, autrefois. Une personne qui a tenté de mettre fin à ses jours, sans y parvenir.

Peut-être cette personne a-t-elle finalement réussi à s’extirper du trou noir. Peut-être est-elle heureuse, aujourd’hui.

C’est à cela que j’ai pensé en apprenant que le gouvernement du Québec rendrait l’aide médicale à mourir (AMM) accessible aux gens souffrant de troubles mentaux.

J’ai pensé que, si cette personne avait eu accès à l’AMM à l’époque du trou noir, elle n’aurait pas raté sa grande sortie. Elle ne serait plus là pour jouir des petits et grands bonheurs de la vie. Cette idée m’a ébranlée.

Je ne dis pas que Véronique Dorval aurait réussi à s’en sortir un jour. Je ne dis pas non plus que toutes les personnes souffrant de troubles mentaux devraient être privées de l’AMM.

Je dis que tout ça est compliqué. Sur tous les plans.

Et qu’à ce sujet, le gouvernement caquiste ne peut absolument pas faire l’économie d’un débat de société.

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Mardi, la ministre de la Santé et des Services sociaux, Danielle McCann, a annoncé qu’à partir du 12 mars, le critère de « fin de vie » ne serait plus appliqué pour les personnes désirant obtenir l’AMM. Elle répondait ainsi à une décision de la Cour supérieure, qui a jugé ce critère discriminatoire.

Discriminatoire envers des gens comme Nicole Gladu et Jean Truchon, les requérants dans cette affaire, qui souffrent de maladies dégénératives incurables, avait-on compris.

Mais discriminatoire, aussi, envers des gens atteints de graves problèmes de santé mentale et réfractaires à tous traitements. Cela, on l’avait moins compris.

Pourtant, dès lors que le critère de « fin de vie » disparaît, c’est la notion de souffrance qui devient nécessairement le principal critère pour évaluer si une personne est admissible à l’AMM. Et qui peut prétendre que les patients psychiatrisés ne souffrent pas autant que les autres malades ?

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« Depuis 10 ans, le mot souffrance était partout dans le dossier médical de ma sœur », dit Pierre-Marc Dorval.

Pendant 10 ans, il a été témoin de tout. Les cocktails de médicaments, tous plus inefficaces les uns que les autres. Les rechutes. Les portes tournantes de l’hôpital.

Et toujours, ce désespoir immense, sans fin.

Véronique avait doublé de poids à cause des médicaments. Elle avait des maux de dos. Les remèdes de cheval l’assommaient. À la fin, sa psychiatre a été forcée de baisser les doses parce qu’elle risquait de souffrir d’insuffisance rénale.

Pierre-Marc Dorval

Véronique Dorval avait tout tenté, croit son frère. Elle était au bout du chemin. L’AMM lui aurait seulement évité de souffrir jusqu’à la toute dernière minute.

Mais… si l’AMM ne faisait pas que soulager ? Si elle donnait l’ultime poussée à des patients au bord du précipice ? Si elle tuait l’espoir ? Si elle incitait les psychiatres, déjà surchargés, à baisser les bras en présence des cas les plus lourds ?

Si elle ouvrait toute grande la porte au suicide assisté ?

Il n’y a pas de réponses simples à ces questions fondamentales. Même les plus grands experts du pays sont en profond désaccord à ce sujet, comme le montre bien un rapport publié en 2018 par le Conseil des académies canadiennes.

Une maladie mentale est-elle incurable ? Une personne gravement dépressive a-t-elle la capacité de juger du caractère irrémédiable et intolérable de sa propre souffrance ? Est-elle seulement apte à décider de mourir, alors même que le désir de mort est un symptôme de sa maladie ?

Ça dépend des cas, des points de vue. Les auteurs ne s’entendent sur rien.

Au bout de 275 pages, leur rapport ne fait d’ailleurs aucune recommandation. Parce que la décision d’élargir ou non l’AMM aux patients psychiatrisés, conclut-il, « exige en fin de compte un jugement éthique de la part des décideurs politiques ».

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La ministre McCann a demandé au Collège des médecins du Québec de concocter un « guide pratique » pour encadrer la question.

Elle ne pourra pas s’en tirer aussi facilement. Et ce ne sont pas une ou deux journées de consultation publique – annoncées en catastrophe, jeudi, dans l’espoir de calmer les esprits – qui y changeront quelque chose.

Une fois de plus, le gouvernement caquiste semble agir dans la précipitation. Pour trancher un enjeu aussi grave, le Québec mérite un vrai débat, une véritable discussion publique.

Sinon, on fera porter une responsabilité beaucoup trop lourde aux médecins, a prévenu hier la Fédération des médecins spécialistes du Québec.

Après tout, ce sont eux qui sont chargés de provoquer la mort. « Ils ont besoin de l’avis de la population. Ils ont besoin de saisir le consensus populaire. »

Avant de poser un geste aussi lourd de conséquences, ils ont besoin de se sentir appuyés par les Québécois, bien plus que d’un guide pratique.

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« Je me suicide. »

Pierre-Marc Dorval a lu le courriel de sa sœur le matin du 20 mai 2017. Il était trop tard, mais ça, il l’ignorait encore. Le cœur battant, il a alerté le 911. Puis, il a foncé chez Véronique. Il est arrivé alors que les policiers défonçaient la porte d’entrée.

Il aurait aimé que ça finisse autrement. Pour sa sœur, pour lui, pour leurs parents. « Ma sœur a fini par mourir, par ses propres moyens. La finalité est la même : elle est morte. Mais elle aurait pu mourir dignement, entourée de ses proches. »

Il a accepté de raconter l’histoire de Véronique parce que c’était ce qu’elle voulait. Elle voulait qu’on parle non pas d’elle, mais de maladie mentale et d’aide médicale à mourir. C’était son combat, qu’elle n’avait plus la force de mener.

Sur son urne, il est écrit : « J’aurai essayé. »

Son frère est évidemment favorable à l’élargissement de l’AMM aux personnes souffrant de troubles mentaux, pour autant que les critères soient bien établis et la pratique, bien encadrée. « Il ne faudrait pas que cela devienne un plan A non plus. »

Il n’y a aucune raison que cela le devienne – si on prend le temps de réfléchir. Et de bien faire les choses.

Si vous avez besoin de soutien, si vous avez des idées suicidaires ou si vous êtes inquiet pour un de vos proches, vous pouvez communiquer avec un intervenant de Suicide Action Montréal au 1 866 APPELLE (1 866 277-3553).