La malédiction des régimes ratés pousse les gens à prendre des risques pas toujours calculés. Depuis quelques années, le marché des produits naturels amaigrissants explose. Et leurs dégâts aussi, révèle une enquête exclusive de La Presse. Le ministère fédéral de la Santé est au courant, mais continue de faciliter leur vente.

Le coeur, les reins ou les poumons qui flanchent. La gorge qui enfle dangereusement. Les muscles qui se dégradent... De plus en plus de Canadiens tombent gravement malades après avoir avalé des produits naturels censés les faire maigrir.

D'après des données que La Presse a obtenues en fouillant les bases de données du ministère fédéral de la Santé, le nombre de victimes double environ tous les cinq ans depuis 1993.

Près d'une victime sur cinq (soit 36 personnes en 20 ans) est morte ou a failli mourir. Durant la même période, 7 autres personnes sont restées handicapées, 94 ont été hospitalisées et 76 ont subi une autre maladie «importante»: problèmes cardiaques, vasculaires, gastro-intestinaux, psychiatriques, etc.

L'immense majorité des victimes avait utilisé le produit une seule fois ou seulement quelques jours. Plus troublant encore: près des deux tiers des quelque 140 produits en cause avaient été autorisés par Santé Canada, ce qui a sans doute donné l'impression aux consommateurs qu'ils ne couraient aucun risque.

Même dans de telles circonstances, une infime minorité de gens fait part de ses malheurs aux autorités. Dans certains hôpitaux, le problème est néanmoins manifeste.

«Depuis deux ou trois ans, la popularité de ces produits amaigrissants augmente, on le voit. Chaque semaine, des hommes et des femmes qui en ont pris nous arrivent avec des palpitations, des vomissements et des nausées», rapporte l'urgentologue Sophie Gosselin, qui dirige le service de toxicologie du Centre universitaire de santé McGill (CUSM).

«Les pires cas nous arrivent aux soins intensifs. Certains ont endommagé leurs reins avec les produits diurétiques, surtout s'ils ont des désordres alimentaires et essaient des méthodes extrêmes», renchérit sa collègue nutritionniste Robin Glance.

Au CHUM, une patiente de l'endocrinologue Dominique Garrel a fait une hémorragie cérébrale. «Son produit naturel a agi comme un anticoagulant et a mal interagi avec un de ses médicaments», explique-t-il.

À Québec, une femme dans la quarantaine ne dormait plus. Son coeur battait à tout rompre. Elle avait des vertiges, des nausées. «En creusant, j'ai fini par apprendre qu'elle prenait un produit amaigrissant depuis trois jours. On a arrêté juste à temps», raconte la Dre Johanne Blais, médecin de famille à l'hôpital Saint-François d'Assise.

La plupart du temps, les médecins oublient de demander aux patients s'ils ont utilisé un tel produit, déplore la Dre Gosselin. «Il faut vraiment jouer aux détectives, dit-elle. Même quand on explique aux patients ce qui s'est passé, ils ont du mal à croire que c'est ce qui les a rendus malades. Ils pensent naïvement que ce qui est naturel ne peut leur apporter que du bon et qu'en prendre beaucoup augmente le bénéfice.»

Très populaires

Des extraits de caféine ou de thé pour accélérer son métabolisme. Des fibres pour étouffer sa faim. Des laxatifs et diurétiques pour «dégonfler». Chez les gens au régime, tous ces produits sont immensément populaires, alors qu'ils entraînent - au mieux - une perte de poids très éphémère, affirme Myriam Gehami, de la Clinique universitaire de nutrition de l'Université de Montréal. «Même mes clients dans le domaine de la santé en prennent, déplore la nutritionniste. Chez les personnes avec un désordre alimentaire, c'est parfois à coup de demi-bouteilles.»

Une jeune femme accro aux laxatifs a ainsi été hospitalisée à répétition. «Elle manquait de potassium dans le sang, explique Mme Gehami. Son coeur aurait pu arrêter de battre.»

Boom de produits offerts

Les signaux d'alarme ont beau se multiplier à l'égard des produits «amaigrissants», Santé Canada en homologue de plus en plus. La Presse a appris qu'entre janvier 2013 et janvier dernier, le Ministère a donné sa bénédiction à 261 nouveaux produits naturels destinés à la «gestion du poids». Soit exactement autant, en une seule année, qu'au cours des neuf années précédentes.

Comme pour les médicaments, le Ministère fédéral considère qu'on ne peut connaître tous les risques tant qu'un produit n'a pas été utilisé de façon répandue, après des années. Et qu'il sera toujours temps, après coup, de le retirer du marché ou d'alerter la population. «Santé Canada surveille de façon continue le profil d'innocuité des produits de santé commercialisés afin de s'assurer que les avantages d'un produit continuent à l'emporter sur les risques qu'il présente», écrit le Ministère dans un courriel.

En 2009, le fabricant d'Hydroxycut a ainsi été contraint de revoir la formulation de 14 produits pour avoir le droit de les vendre au Canada. Peine perdue. Au cours des quatre années suivantes, soit une fois le problème supposément réglé, 16 usagers canadiens ont quand même subi de graves ennuis de santé - assez pour être hospitalisés dans la moitié des cas.

«Les médicaments ont des effets secondaires eux aussi. Mais alors qu'on n'a généralement pas le choix de suivre sa chimiothérapie, on n'est pas obligé de prendre un produit amaigrissant», souligne la présidente de l'Ordre des pharmaciens du Québec, Diane Lamarre.

«Je suis très inquiet, renchérit le Dr David Lau, un expert en obésité qui a participé aux travaux du groupe de travail sur l'efficacité des produits amaigrissants, créé pour conseiller la Direction des produits de santé naturels de Santé Canada. La moitié des Canadiens sont en surpoids et les fabricants exploitent leur désespoir. On autorise leurs produits trop facilement parce qu'on cède face aux pressions de l'industrie», estime le professeur de médecine, de biochimie et de biologie moléculaire, joint à l'Université de Calgary.

Pas tous pareils

L'industrie se défend bien de vendre des substances dangereuses, puisque avant d'homologuer un produit, Santé Canada s'assure qu'il ne contient pas d'ingrédient toxique et a été bien dosé. «Il y a toujours un certain nombre d'effets indésirables face à certaines composantes de produits naturels et cela n'est pas nécessairement uniquement associé aux produits amaigrissants», plaide l'Association canadienne des produits de santé naturels, qui a refusé de répondre aux questions autrement que par courriel.

D'après le regroupement, le consommateur peut lire les étiquettes afin de «voir quels sont ces effets indésirables associés à un produit, s'il en possède».

«Parfois, des gens nous appellent pour se plaindre et disent qu'ils ont pris tout le traitement en 24 heures. Ou à l'approche de la saison des bikinis, ils veulent prendre trois produits en même temps. Il y a de l'abus», illustre Christian Gauvin, directeur général de Wampole, qui commercialise aussi les produits amaigrissants Leblanc. Même si seulement 10 % des 300 produits naturels de l'entreprise sont destinés à la gestion du poids, ils génèrent 50 % des appels des clients (plaintes et questions confondues).

Selon M. Gauvin, les problèmes demeurent quand même très rares «considérant les dizaines de milliers de bouteilles vendues».

Santé Canada n'a pas répondu à notre question, à savoir, s'il y a lieu de s'inquiéter de l'explosion des problèmes signalés. Pour le Ministère, la hausse «pourrait s'expliquer par la durée de la mise en marché d'un produit, l'accès accru à un produit, la médiatisation d'un effet indésirable» et les activités de sensibilisation de Santé Canada. «Des enquêtes scientifiques supplémentaires sont nécessaires pour valider les signaux et établir une relation de cause à effet», écrit-il par ailleurs.

Dans un avis mis en ligne, il prévient toutefois: «Il est impossible d'énumérer les risques associés à chacun des produits amaigrissants sur le marché, car ils sont trop nombreux.»

- Avec la collaboration de Sylvain Gilbert pour l'analyse des données.





Sonner l'alarme

«Les produits amaigrissants sont un casse-tête pour le pharmacien, qui se sent souvent mal équipé pour y faire face.» Telle est la conclusion d'un récent rapport, que l'Association pour la santé publique du Québec voudrait voir distribuer à la ronde par l'Ordre des pharmaciens.

Le document d'information, obtenu par La Presse, sonne l'alarme au sujet des risques et contre-indications d'une cinquantaine de produits. Il conclut que la preuve de leur efficacité est le plus souvent «manquante». Et souligne l'absurdité, pour les pharmaciens, de ranger les diurétiques et laxatifs avec les produits amaigrissants, alors qu'ils ne font perdre que de l'eau.

«On veut que les pharmaciens se posent des questions et se renseignent, car ils abordent très peu le sujet à l'université», révèle Émilie Dansereau-Trahan, chargée de dossier sur les saines habitudes de vie à l'Association (un regroupement multidisciplinaire à but non lucratif composé d'experts et d'associations du domaine de la santé).

Pour l'Association, mieux vaudrait garder ces produits derrière le comptoir. «J'ai acheté 10 produits d'un seul coup pour les analyser. La caissière ne m'a jamais dit de ne pas les mélanger. C'était pourtant un cocktail explosif.»

«Comme les cigarettes, ces produits n'ont pas leur place en pharmacie parce qu'ils ne favorisent pas les saines habitudes alimentaires. Il faut diminuer un peu leur accessibilité et mettre de plus gros avertissements au sujet de leurs risques», renchérit le Dr Howard Steiger, directeur des programmes des troubles de l'alimentation à l'Institut Douglas et professeur de psychiatrie à l'Université McGill.

L'industrie n'est évidemment pas d'accord. «Au Québec, en vendant ça dans le réseau de la santé, on a la chance de déceler les anomalies ou d'aider le consommateur à prendre une décision éclairée, plaide Christian Gauvin, directeur général de Wampole. Et on ne peut quand même pas tout garder derrière le comptoir. À ce compte-là, il faudrait faire la même chose avec les sirops contre la toux ou les analgésiques, dont on peut aussi abuser.»

Pour l'Ordre des pharmaciens, le problème principal est ailleurs. Inutile de garder ça derrière le comptoir, «si les fabricants peuvent faire des allégations qui vont dans tous les sens et qui incitent les gens à dépasser les doses et l'usage sécuritaires», souligne la présidente de l'organisme, Diane Lamarre.

Les ravages des produits naturels amaigrissants

Au Canada, au moins 153 femmes et 55 hommes ayant de 14 à 82 ans ont eu de graves ennuis de santé après avoir pris des produits naturels dans l'espoir de maigrir. Tous les systèmes du corps ont été atteints. Hémorragie, coma, arythmie, hypertension, vomissements, hépatite, insuffisance respiratoire, psychose, anémie grave: les risques sont innombrables, révèlent les «rapports d'effets indésirables»

de Santé Canada.

Nombre de victimes par tranches de cinq ans

2008-2012: 100

2003-2007: 44

1998-2002: 27

1993-1997: 6



Proportion des victimes ayant subi divers ravages

Mort: 8%

Vie en danger: 10%

Incapacité: 4%

Hospitalisation: 50%

Autre impact important: 41%

Note: Certaines victimes ayant subi plus d'un ravage, le total dépasse 100%



Les jeunes

Neuf jeunes âgés de 14 à 17 ans figurent parmi les victimes. Une fille de 16 ans est morte d'une «surdose intentionnelle». Tous les autres (sauf une fille et l'unique garçon) ont été hospitalisés pour une panoplie d'effets différents.

Qui est mort?

Onze femmes et cinq hommes âgés de 16 à 61 ans. Les victimes étaient majoritairement jeunes, puisque neuf d'entre elles étaient dans la vingtaine ou la trentaine.

Elles avaient pris huit produits différents, dont trois figurent aujourd'hui dans la base de données des produits homologués de Santé Canada (soit Hydroxycut, KidneyFlush et Isaflush). Les causes: surdose, problèmes rénaux ou cardiaques, ingrédients toxiques ou mauvaise interaction avec un médicament.

Sources: Santé Canada, Base de données en ligne des effets indésirables de Canada Vigilance, base de données des produits de santé naturels homologués, ancienne base de données des produits de santé naturels exemptés.

 

Des milliers de victimes

Les victimes canadiennes de produits amaigrissants sont infiniment plus nombreuses que ce qui est signalé, vraisemblablement quelques milliers plutôt que 200. C'est ce qu'on peut déduire d'un vaste sondage Ipsos Reid effectué pour Santé Canada en 2010. On y apprend que seulement 2% de tous les Canadiens tombés malades après avoir avalé des produits de santé naturels ont pris la peine de dénoncer leurs malheurs au ministère fédéral de la Santé - parmi lesquels plusieurs avaient subi des effets graves. Sans doute parce que peu de gens savent que la chose est possible. Et que, comme l'avouent les médecins joints pour ce reportage, les professionnels de la santé sont trop débordés pour s'en charger.

Notre méthode

Pour calculer le nombre de victimes, nous avons consulté les « rapports d'effets indésirables » réunis dans la banque de données Canada Vigilance de Santé Canada, nous avons utilisé 25 mots-clés (par exemple « fat », « slim » « weight », « burn », « diet », etc.), qui faisaient chacun apparaître à l'écran une liste de produits correspondants. Nous avons identifié un à un les produits naturels utilisés par les gens au régime, puis recherché lesquels avaient causé des effets indésirables graves.

Puisque les consommateurs de produits amaigrissants les mélangent souvent, nous avons pris soin d'éliminer les doublons, pour compter chaque victime une seule fois, qu'elle ait consommé un seul produit ou plusieurs. Il s'agit d'une recherche non exhaustive, une minorité de produits moins connus pouvant nous avoir échappé. Par ailleurs, malgré nos demandes répétées, Santé Canada ne nous a pas permis de discuter avec un expert de ses bases de données pour comprendre certaines incohérences entre elles.