Un manifeste. Des pétitions. Des appels au boycottage. Le nouveau DSM, la bible de la psychiatrie qui sera adoptée officiellement aujourd'hui, soulève un tollé. Ce qu'on lui reproche: ratisser trop large et transformer en maladies mentales des comportements normaux. Les psychiatres sont-ils manipulés par l'industrie pharmaceutique pour vendre des pilules? La Presse fait le point.

«Tout le monde que je connais qui est un petit peu le fun est bipolaire ou a un déficit d'attention», a lancé Jean Leloup lors d'un récent passage à l'émission Tout le monde en parle.

Le chanteur voulait alors dénoncer la tendance des psychiatres à multiplier les diagnostics, une question relancée de façon explosive aujourd'hui alors que l'Association américaine de psychiatrie dévoile officiellement à San Francisco sa nouvelle bible.

Connue sous le nom de code DSM-5, la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux n'a pourtant pas un titre à enflammer les foules. Mais le document, qui a pu être consulté par une poignée d'observateurs le week-end dernier et dont une partie du contenu est connue depuis longtemps, provoque une controverse peu commune dans la communauté scientifique.

Des crises enfantines aux deuils problématiques en passant par les tendances à se goinfrer ou à se gratter de façon excessive, le nouveau manuel répertorie 297 troubles mentaux officiels, dont plusieurs nouveaux. C'est trop aux yeux de plusieurs critiques, qui croient que la science va trop loin en déclarant problématiques des comportements normaux.

Allen Frances, psychiatre à l'Université Duke, avait supervisé la quatrième édition du DSM, publiée en 1994. Il a déclaré publiquement que la publication de la cinquième version du manuel représentait «un triste jour pour la psychiatrie».

Le lobby pharmaceutique

Dans un livre intitulé Sauver la normalité et consacré au sujet, M. Frances dénonce ce qu'il appelle la «médicalisation de la vie ordinaire». Selon lui, les scientifiques chargés de rédiger le DSM-5 sont influencés par l'industrie pharmaceutique, qui cherche à multiplier les diagnostics de troubles mentaux pour vendre des médicaments censés les résoudre.

Jean-François Pelletier, professeur et chercheur au département de psychiatrie de l'Université de Montréal, croit aussi qu'il y a un danger à multiplier les diagnostics.

«Le fait de poser un diagnostic précis, avec une terminologie parfois trop spécialisée, peut faire en sorte de stigmatiser les gens et les amener à s'auto-stigmatiser», dit le spécialiste. Selon lui, l'utilisation que les psychiatres feront du DSM-5 sera tout aussi importante que son contenu.

«La façon d'annoncer un diagnostic à un patient, le ton utilisé, les explications sont extrêmement importants», rappelle-t-il.

Aux États-Unis, le National Institute of Mental Health a aussi affirmé son intention de se distancer du DSM. «Les patients souffrant de troubles mentaux méritent mieux», a écrit l'organisation, qui a cependant tempéré ses propos depuis. Dans un communiqué, elle affirme que le DSM représente «la meilleure information actuellement disponible pour le diagnostic clinique des troubles mentaux».

Utilisé notamment par les assureurs pour déterminer les traitements qui seront remboursés, le DSM influence la pratique des psychiatres du monde entier. Ceux qui le défendent font valoir que le DSM n'est pas un catalogue que le grand public doit éplucher pour se trouver des problèmes, mais un outil destiné aux spécialistes pour les aider à détecter un ensemble de symptômes chez leurs patients.

Plusieurs psychiatres soutiennent aussi que l'introduction de nouveaux troubles dans le DSM-5 permettra d'établir des diagnostics moins graves chez leurs patients.

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DSM-5: quelques nuveautés controversées

>Le désordre de dérégulation dit d'humeur explosive

Ce trouble vise les enfants de plus de 6 ans qui font plus de trois grosses colères par semaine pendant un an. Les détracteurs craignent que l'introduction de ce nouveau désordre médicalise de banales crises enfantines, alors que les partisans affirment qu'elle diminuera les diagnostics de troubles bipolaires.

>L'hyperphagie boulimique (binge eating)

Il se définit par des épisodes récurrents d'absorption d'une quantité disproportionnée de nourriture à une seule occasion. Ces épisodes sont accompagnés de sentiment de perte de contrôle, de dégoût et de culpabilité, et doivent survenir une fois par semaine pendant plus de trois mois.

>La syllogomanie (hoarding)

Il s'agit de l'accumulation d'objets de façon compulsive et excessive. On parle d'objets sans valeur entassés au point de nuire à la qualité de vie d'une personne et à la salubrité du lieu. Ce trouble s'est fait connaître à partir de 2010 grâce à la chaîne TLC, qui lui a consacré une série télévisée intitulée Hoarding: Burried Alive.

>La dermatillomanie

Les personnes qui en souffrent sont appelées en anglais des skinpickers. Ce trouble se caractérise par l'automutilation compulsive, par le grattage et le triturage incontrôlé de la peau et des boutons. Il est associé à des sentiments d'anxiété et de culpabilité.

>Le deuil

Jusqu'à maintenant, on ne diagnostiquait pas d'épisode dépressif majeur chez quelqu'un qui vivait un deuil depuis moins de deux mois. Le DSM-5 retirera cette exception, de sorte que les endeuillés récents pourront aussi être déclarés dépressifs.

>Les troubles rejetés

L'hypersexualisation, la dépendance à la sexualité et la dépendance à l'internet ont été rejetées, tout comme un trouble appelé «paraphilique coercitif ». Selon le Dr Allen Frances, l'inclusion de ce dernier dans le DSM-5 aurait fait du viol un trouble mental et non un crime. Le terme apparaît toutefois dans l'appendice, ce que dénonce le psychiatre.