Au plus fort du scandale des dépenses qui a ébranlé le Sénat entre 2013 et 2016, la campagne pour l'abolition de la Chambre haute a gagné de nombreux adeptes.

Tout au long de cette tempête, alimentée par les multiples révélations concernant les dépenses et réclamations des sénateurs Mike Duffy, Pamela Wallin, Mac Harb et Patrick Brazeau, le Québec, contrairement à d'autres provinces telles que la Saskatchewan ou le Manitoba, n'a jamais défendu l'idée de l'abolition du Sénat.

Alors que le sujet était brûlant d'actualité, en 2015, le ministre responsable des Relations canadiennes au gouvernement Couillard, Jean-Marc Fournier, affirmait haut et fort que l'existence d'une deuxième chambre au Parlement qui défend les intérêts des provinces et des régions était essentielle.

« À partir du moment où on se demande : "Est-ce qu'il serait bon que le gouvernement fédéral tienne compte des réalités des régions ?", je pense que ce serait important d'avoir une telle institution », décrétait alors Jean-Marc Fournier.

De toute évidence, le ministre Fournier avait bien compris que le Sénat, malgré ses lacunes, pouvait s'avérer un allié de taille des provinces pour rappeler à l'ordre un gouvernement fédéral cherchant à imposer sa volonté sur des questions qui relèvent en partie ou en totalité des compétences provinciales.

C'est d'ailleurs dans cette perspective que M. Fournier est venu témoigner il y a deux semaines devant le comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles, l'un des quatre comités du Sénat qui étudient le projet de loi C-45 du gouvernement Trudeau visant à légaliser la consommation du cannabis à des fins récréatives. Ce projet de loi, adopté par une forte majorité de députés à la Chambre des communes en novembre dernier, permettra notamment à une personne de cultiver jusqu'à quatre plants de marijuana à domicile.

Les provinces étant responsables de la vente et de la distribution de cette drogue sur leur territoire, le Québec de même que le Manitoba ont décidé de prohiber la culture du cannabis à domicile - jetant ainsi les bases d'un conflit entre la loi fédérale et leur propre loi.

Dans son témoignage étoffé devant les sénateurs, M. Fournier a plaidé que le gouvernement fédéral n'avait pas le pouvoir constitutionnel d'autoriser la production de cannabis à domicile. 

Ce pouvoir, a-t-il soutenu, appartient aux provinces. « Cette autorisation d'avoir un, deux, trois ou quatre plants ne relève pas du gouvernement fédéral, mais des provinces. Le fédéral, en vertu du Code criminel, peut prohiber des gestes, mais ce n'est pas lui qui donne le régime d'autorisation. Ce sont les provinces », avait notamment déclaré le ministre.

Il exhortait alors les sénateurs à corriger la version du projet de loi du gouvernement Trudeau pour éviter des batailles devant les tribunaux afin de déterminer quelle loi a préséance sur le territoire du Québec.

Dans un rapport rendu public cette semaine, le comité sénatorial montre qu'il a entendu l'appel du Québec. Les sénateurs du comité affirment à l'unanimité que les provinces et les territoires ont l'autorité pour légiférer relativement « à la possession, la culture et la récolte de plantes de cannabis dans des lieux déterminés, y compris le pouvoir de les prohiber ».

Tout indique que le Sénat va proposer un tel amendement souhaité par Québec et tenir tête au gouvernement Trudeau. Et ce ne serait pas la première fois. En décembre 2016, le Sénat avait aussi entendu l'appel du Québec qui exigeait des changements au projet de loi omnibus C-29 visant à mettre en oeuvre le budget du ministre des Finances Bill Morneau parce qu'il contenait un article qui aurait permis aux banques de contourner la Loi sur la protection du consommateur du Québec, empiétant ainsi sur le champ de compétence de la province.

Dans ce dossier, le premier ministre du Québec Philippe Couillard avait d'ailleurs interpellé les sénateurs. « Nous interpellons ici le Sénat canadien à jouer son rôle de représentant des régions et se lever pour dire qu'il n'est pas question [...] d'entériner une encoche ou une amputation des responsabilités du Québec », avait dit M. Couillard.

Le ministre Bill Morneau a finalement cédé aux pressions, quelques heures, d'ailleurs, avant que Jean-Marc Fournier ne vienne témoigner devant un comité du Sénat sur cette question.

Si certains y voient une nouvelle tendance découlant de la nomination de sénateurs indépendants par Justin Trudeau, il s'agit plutôt d'un retour aux sources, soutient le sénateur conservateur Claude Carignan. 

L'un des éléments déclencheurs fut, paradoxalement, le scandale des dépenses. « Après la crise qu'on a connue au Sénat, nous avons créé un comité de modernisation. Les gens avaient perdu confiance dans le Sénat. Nous devions rebâtir cette confiance. Nous nous sommes penchés sur nos rôles plus fondamentaux. Nous sommes revenus beaucoup sur l'idée de représenter les régions, les minorités, les provinces et les peuples autochtones. Nous avons identifié les éléments où nous devons être attentifs et nous avons décidé d'inviter plus souvent les représentants des provinces pour entendre leurs points de vue », a expliqué M. Carignan à La Presse.

Le sénateur indépendant André Pratte, qui est monté au créneau pour dénoncer le projet de loi omnibus C-29 au Sénat, affirme que plusieurs sénateurs croient profondément dans le rôle du Sénat de défendre les intérêts des régions. « Il y a plusieurs sénateurs, notamment ceux du Québec, qui sont très, très sensibles à ce rôle-là. C'est un retour à la tradition et à la raison d'être du Sénat. Ce n'est pas forcément révolutionnaire, car c'est vraiment dans ce qui est à l'origine du Sénat », a dit M. Pratte.

M. Pratte a d'ailleurs invoqué cet argument pour s'opposer au projet de loi du sénateur albertain Doug Black visant à déclarer le projet d'élargissement de l'oléoduc Trans Mountain « d'intérêt général pour le Canada » pour contrer l'opposition de la Colombie-Britannique.

« Le Sénat, son rôle est de défendre les provinces. Si on appuie un projet de loi qui demande au gouvernement fédéral d'imposer sa loi, on ne respecte pas ce rôle. On doit défendre autant la Colombie-Britannique que l'Alberta et les encourager à s'entendre », a analysé M. Pratte.