Un blocage de l'adoption du projet de loi sur l'aide médicale à mourir au Sénat s'impose de plus en plus comme un scénario plausible.

Le président du comité sénatorial qui poursuivait jeudi sa préétude de la mesure législative, Bob Runciman, a soutenu que l'on devait « absolument » s'attendre à ce que le projet de loi subisse des modifications significatives du côté de la chambre haute.

Il semble que plusieurs sénateurs ne soient pas prêts à conserver dans C-14 le critère de mort naturelle raisonnablement prévisible - contesté par des juristes et des représentants du domaine médical -, contrairement à ce qu'ont décidé les libéraux du comité de la Chambre des communes.

C'est le cas du nouveau sénateur du Québec André Pratte, qui aurait lui-même un « gros problème » à donner son aval au projet de loi en l'absence d'un amendement sur le critère.

« On n'est pas rendu à l'étape du conflit ultime. Moi, ma perception, c'est que cette question-là m'apparaît être une question assez fondamentale pour que le Sénat se pose sérieusement la question », a-t-il dit à La Presse Canadienne en marge de la réunion du comité, jeudi matin.

La Chambre des communes devrait idéalement avoir le dernier mot sur les projets de loi, « sauf quand il s'agit d'une question de droits fondamentaux », l'une des « fonctions premières » du Sénat étant de protéger ces droits, en particulier ceux des minorités, a par ailleurs plaidé M. Pratte.

Le comité parlementaire de la justice et des droits de la personne a déposé jeudi matin son rapport sur l'étude détaillée de C-14. Au total, 16 amendements ont été apportés au projet de loi, mais rien de substantiel n'a été modifié.

La discussion sur le rapport devrait s'amorcer lundi aux Communes. Le débat en troisième lecture pourrait durer jusqu'aux petites heures de la nuit, et on semble se diriger vers un vote mercredi, a indiqué jeudi le bureau du leader du gouvernement en Chambre, Dominic LeBlanc.

Tous les députés, à l'exception des membres du cabinet, seront libres de voter selon leur conscience. Le gouvernement libéral avait laissé entendre qu'une ligne de parti serait imposée, mais avait finalement fait marche arrière après avoir constaté que cela créait de la grogne.

Dans les rangs libéraux, deux députés ont jusqu'à présent annoncé publiquement qu'ils voteraient contre C-14 : Robert-Falcon Ouellette et Rob Oliphant. Ce dernier coprésidait le comité mixte spécial qui avait fait des recommandations au gouvernement sur l'aide à mourir.

« Je ne voterai pas pour le projet de loi tel qu'il est, parce qu'à mon humble opinion, il contrevient à la Charte », a offert M. Oliphant en point de presse dans le foyer des Communes.

« Je suis d'accord avec le constat de l'avocat de la famille Carter, Joseph Arvay, qui a dit en être venu à la conclusion qu'aucune loi ne serait mieux que le projet de loi que nous avons entre les mains », a-t-il justifié.

La ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, n'a pas voulu dire si le gouvernement pourrait mettre de l'eau dans son vin spécifiquement sur le critère de la mort naturelle raisonnablement prévisible afin d'éviter un délai - ou un refus - de l'adoption de C-14 au Sénat.

Le gouvernement de Justin Trudeau espère faire adopter la mesure législative d'ici la date butoir du 6 juin fixée par la Cour suprême du Canada, prévenant qu'un vide juridique serait intenable.

Critique acerbe du CMQ

Au concert de critiques sur le projet de loi s'est par ailleurs ajoutée celle du Collège des médecins du Québec (CMQ), qui a passé à la moulinette le projet de loi concocté par le gouvernement libéral.

Le secrétaire de l'ordre professionnel, le docteur Yves Robert, accuse carrément les législateurs fédéraux de « se contreficher des médecins » dans ce dossier pourtant extrêmement délicat.

« Le problème qui nous choque, nous, c'est que ça règle peut-être le problème politique, mais ça ne règle pas la question et le problème pour les médecins qui sont sur le terrain et qui ont à gérer des vrais cas », a-t-il reproché en entrevue téléphonique avec La Presse Canadienne.

Le docteur Robert a cité en exemple le critère de la mort naturelle raisonnablement prévisible, une notion tout simplement « ininterprétable » qui ne revêt par ailleurs « aucune connotation clinique pour un médecin ».

« Le fardeau, au bout de la ligne, n'est pas sur les épaules des législateurs. Le fardeau va être sur les épaules des médecins », a-t-il dit.

La même préoccupation tenaille le médecin gériatre David Lussier, membre de la Commission sur les soins de fin de vie, qui surveille l'application de la Loi concernant les soins de fin de vie du Québec.

Car une erreur d'interprétation du fameux critère pourrait être lourde de conséquences pour les professionnels de la santé, a-t-il relevé.

« Disons que moi, j'interprète le critère d'une certaine façon, mais que j'ai tort, les implications sont graves. Ça veut dire que les exemptions du Code criminel ne s'appliquent pas, donc que je peux être condamné à deux ans de prison », a-t-il dit.

« C'est grave ! Au Québec, c'est une mesure disciplinaire du Collège des médecins. Mais au fédéral, c'est une accusation criminelle. Les médecins ne voudront pas s'embarquer là-dedans, c'est sûr », a insisté le docteur Lussier.

La ministre fédérale de la Santé, Jane Philpott, a refusé de réagir à cet argument, jeudi.

« Il ne serait pas approprié en ce moment de spéculer sur les erreurs qui pourraient survenir. Nous faisons confiance au jugement des médecins », a-t-elle offert en mêlée de presse à sa sortie de la période des questions en Chambre.

Elle a par ailleurs rappelé que l'Association médicale canadienne (AMC) a appuyé, en comité, le critère qui alimente les débats tant juridiques que médicaux.

« Les médecins avec qui j'ai discuté, en particulier ceux de l'AMC, estiment que c'est un concept qui respecte leur jugement professionnel. Ils s'objecteraient fortement à ce qu'il soit retiré du projet de loi », a-t-elle assuré.