(Saint-Édouard-de-Lotbinière) Pierre Bluteau sort de son automobile et prend son bâton de marche. Le résidant de Leclercville s’avance dans la neige et observe au loin deux puits de gaz. L’écologiste s’est battu pendant plus d’une décennie pour empêcher leur exploitation commerciale. Mais quand seront-ils condamnés pour de bon ?

« Quand la loi a été adoptée en 2022, on se disait qu’on avait gagné. On a fait une fête. Je me suis débarrassé d’un paquet de documents. Je suis passé à autre chose. Mais ce n’est pas fini. Ces puits, ce sont des bombes à retardement », laisse-t-il tomber.

À proximité du site, une pancarte avertit les visiteurs de la présence de gaz. Seules quelques motoneiges circulent en bordure du chemin. « Je venais souvent ici pour montrer les puits aux journalistes. À l’époque, dès qu’on s’en approchait, 10 minutes plus tard, un camion de l’entreprise arrivait », se remémore-t-il.

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Puits à Saint-Édouard-de-Lotbinière. Une pancarte avertit les visiteurs de la présence de gaz.

L’écologiste s’inquiète du mauvais entretien de certains puits. Sans supervision, la pression de gaz à l’intérieur peut provoquer une explosion, souligne-t-il. En 2020, un puits creusé dans les années 1950 avait sauté à Batiscan à la suite d’une éruption gazière.

Colmatés pour de bon

Pour minimiser les impacts sur l’environnement, le gouvernement Legault souhaite que ces forages soient colmatés pour de bon. En mettant fin à l’exploitation des hydrocarbures, Québec avait mis sur la table 100 millions de dollars et visait une fermeture complète des puits en 2027. De ce montant, 33 millions doivent servir à fermer des puits comme ceux de Saint-Édouard-de-Lotbinière.

Le ministère de l’Énergie estime que ce budget est « toujours valide » en 2024, puisqu’il est basé sur « les plans de fermeture définitive de puits soumis au Ministère par les titulaires des licences révoquées », auquel il a ajouté une « contingence » de près de 20 millions.

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Puits de gaz à Saint-Édouard-de-Lotbinière

Mais l’engagement de Québec est de subventionner 75 % des coûts de fermeture des 62 puits privés – et les entreprises croient que l’inflation et les risques de tomber sur une mauvaise surprise pourraient faire grimper cette facture de façon importante.

Jusqu’à 5 à 10 millions par puits

Selon un rapport d’expertise rédigé par Maurice Dusseault, professeur en génie à l’Université de Waterloo, et commandé par Ressources Utica, une des entreprises expropriées, les coûts de fermeture des puits sont « difficiles à évaluer à l’avance » puisque les cas à problèmes sont « imprévisibles ». De plus, les critères environnementaux exigés par Québec sont, croit-il, « injustifiables » et demanderaient aux entreprises de dépenser des dizaines, voire des « centaines de millions ».

Il est certain que le coût pour le déclassement des puits au Québec sera beaucoup plus important que la compensation offerte aux entreprises.

Maurice Dusseault, professeur en génie à l’Université de Waterloo, dans un rapport d’expertise

« Dans les circonstances actuelles, les coûts estimés pour fermer un puits sont de l’ordre de plusieurs millions de dollars par puits, en moyenne, et de 5 à 10 millions par puits pour les cas les plus difficiles », estime-t-il. Le professeur Dusseault calcule que le coût des travaux dans ce domaine a connu une inflation de 30 à 40 % depuis 2018.

Michael Binnion, PDG de la compagnie gazière albertaine Questerre et propriétaire de plusieurs puits au Québec, souligne que l’évaluation du coût de fermeture de ses 12 puits est « un petit peu périmée » puisqu’elle date de 2019. Et l’abandon de puits peut réserver de mauvaises surprises et « être très coûteux si on tombe sur des problèmes ».

Les travaux à l’arrêt

Questerre fait partie des entreprises qui ont intenté une dizaine de poursuites à l’endroit du gouvernement du Québec pour notamment faire annuler la loi 21 sur les hydrocarbures. M. Binnion espère toujours remporter sa cause et pouvoir exploiter ses puits au Québec. C’est pourquoi il ne veut pas les condamner.

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Vue aérienne de deux puits de gaz à Saint-Édouard-de-Lotbinière

Les coûts importants pour fermer un puits sont au centre de l’argumentaire des gazières et des pétrolières qui veulent préserver leurs investissements, le temps que leur cause soit entendue sur le fond.

Elles ont d’ailleurs obtenu un gain temporaire dans un jugement récent de la Cour supérieure du Québec et n’auront donc pas à entreprendre les travaux sur-le-champ. Autrement, elles subiraient un « préjudice sérieux ou irréparable », a estimé le juge Philippe Cantin, dans une décision rendue le 25 janvier dernier. De toute façon, « il n’y a pas de preuve que les puits […] présentent actuellement une problématique quelconque qui pose un risque pour l’environnement ou la protection du public », a-t-il ajouté.

Les entreprises ont cité en exemple les deux seuls puits orphelins que l’État québécois a fait fermer (voir l’onglet précédent) et qui ont coûté entre 5 et 6 millions de dollars chacun. C’est beaucoup plus que la moyenne de 700 000 $ par puits qu’a budgétés l’État pour les puits des entreprises.

Elles ont également relevé que le ministère de l’Énergie a budgété 54 millions pour fermer 30 puits orphelins, soit 1,8 million par puits.

Dans le cadre de cette joute judiciaire, le directeur général des combustibles propres et des réservoirs, Nicolas Juneau, a répliqué qu’il faisait confiance à l’estimation des entreprises privées qui connaissent leurs ouvrages. Et que si certaines compagnies « disparaissent du Québec dans les années où le procès va avoir lieu », l’État québécois pourra piger dans les 66 millions qu’il a budgétés en compensation financière pour payer l’ensemble des travaux.

Dans les prochains mois, Québec doit faire parvenir aux titulaires de licences révoquées les résultats d’études hydrogéologiques, qui pourraient réserver d’autres mauvaises surprises. Ces études permettront de savoir si des puits ont contaminé des nappes phréatiques, ce qui nécessiterait des travaux additionnels.