(Ottawa) Le domicile de Kristian Firth, l’un des deux associés de GC Strategies, a fait l’objet d’une perquisition de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) la veille de son témoignage à la barre de la Chambre des communes. L’entreprise fait les manchettes depuis plusieurs mois en raison de son rôle dans le scandale ArriveCAN. M. Firth a été convoqué en chambre mercredi afin de répondre aux questions des élus pour la quatrième fois. Un moment historique puisque cette rare procédure n’avait pas été utilisée depuis 1913.

La GRC a confirmé que le groupe des Enquêtes internationales et de nature délicate a procédé à la perquisition à une adresse à l’ouest d’Ottawa qui s’avère être celle où résident M. Firth et sa famille. Elle a précisé qu’elle n’était pas liée à l’enquête ouverte dans la foulée du scandale sur ArriveCAN.

« Étant donné que l’enquête est en cours et qu’il n’y a aucune accusation pour le moment, aucune autre information ne sera fournie », a-t-elle ajouté.

Le groupe des Enquêtes internationales et de nature délicate est celui qui lutte notamment contre la corruption internationale, la corruption à l’échelle nationale, les crimes de guerre et la torture de même que la cybercriminalité.

Cette nouvelle est survenue peu de temps avant l’arrivée de M. Firth à la barre de la Chambre des communes mercredi après-midi. Il avait été convoqué afin de répondre à nouveau aux questions des élus et pour se faire réprimander par le président, Greg Fergus, pour outrage au Parlement.

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Le président de la Chambre des communes, Greg Fergus

« C’est exact, il y a eu un mandat de perquisition, pas un mandat d’arrêt, pour ma propriété afin d’obtenir des appareils électroniques dans le cadre des allégations de Botler », a confirmé M. Firth durant les premières minutes de son témoignage. Il a dit comprendre qu’il s’agissait d’allégations de facturation frauduleuse et de falsification de curriculum vitae pour l’octroi de contrats gouvernementaux.

Les dirigeants de la firme montréalaise Botler AI, Ritika Dutt et Amir Morv, avaient affirmé devant un comité parlementaire en octobre qu’il existait de la « corruption systémique » dans l’appareil fédéral, notamment à l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) avec qui ils avaient fait affaire.

Ils avaient travaillé sur un projet de robot conversationnel non lié à ArriveCAN pour l’ASFC par l’entremise de GC Strategies. Ils l’avaient décrite comme une « entreprise fantôme » et l’avaient accusée d’avoir modifié leurs curriculum vitae à leur insu pour gonfler leurs expériences de travail. Ce stratagème aurait permis à GC Strategies de bonifier la valeur du contrat en obtenant un taux horaire plus élevé.

M. Firth a dit mercredi encourager l’enquête de la GRC sur ces allégations parce qu’il estime qu’il n’a rien à se reprocher.

Il s’est également défendu dans le cas des dépassements de coûts entourant le développement d’ArriveCAN. GC Strategies fait les manchettes depuis plusieurs mois pour son rôle dans ce scandale. L’application pilotée par l’ASFC a fini par coûter 60 millions aux contribuables et près du tiers de cet argent a été versé à cette entreprise, selon la vérificatrice générale. M. Firth avait contesté ce chiffre lors de son dernier témoignage en comité, mais il avait tout de même admis avoir empoché 2,5 millions avec son associé grâce à ces contrats.

« Nous avons été payés pour recruter et trouver des ressources qui ont construit l’application dans un délai de 20  jours et ont réalisé les nouvelles versions ultérieures pendant 18 mois tout en respectant les délais et le budget », a-t-il fait valoir.

Il a souligné que les factures de GC Strategies étaient envoyées mensuellement et que le gouvernement aurait pu leur dire d’arrêter à tout moment. L’entreprise a recruté plus de 50 personnes pour développer l’application.

Développée dans l’urgence de la pandémie de COVID-19, ArriveCAN a servi à vérifier le statut vaccinal des voyageurs arrivant au pays jusqu’en octobre 2022. Elle est toujours utilisée dans les grands aéroports du pays pour recueillir les déclarations de douane et d’immigration.

Outrage au Parlement

M. Firth avait les traits tirés lorsqu’il a fait son entrée dans la Chambre des communes après la période des questions. Il est d’abord resté debout derrière une barre en cuivre près de l’entrée pour recevoir la réprimande du président Greg Fergus dans les deux langues officielles avant de pouvoir s’asseoir à un petit bureau aménagé à cette fin.

Le président lui a rappelé qu’il avait commis un outrage en Parlement en refusant « de répondre à des questions » posées en comité et « pour avoir usé de faux-fuyants ».

« La Chambre a le pouvoir et, en fait, l’obligation de réaffirmer ses privilèges lorsque des tentatives d’obstruction ou d’ingérence nuisent à ses délibérations et empêchent ses députés de s’acquitter de leurs fonctions parlementaires », a souligné M. Fergus.

Le témoignage du cofondateur de GC Strategies devant le comité des opérations gouvernementales le mois dernier avait laissé les députés sur leur faim.

M. Firth avait notamment refusé de nommer les fonctionnaires avec qui il avait élaboré les critères d’un des contrats pour le développement de l’application ArriveCAN que son entreprise avait par la suite obtenu sans appel d’offres, prétextant l’enquête ouverte par la GRC.

Il a finalement révélé leurs noms mercredi et a reconnu avoir fait des erreurs dans ses témoignages précédents.

Il avait pour instructions de répondre à toutes les questions qui lui ont été posées, mais il a tout de même tenté d’en esquiver quelques-unes, dont celles de la députée du Bloc québécois, Nathalie Sinclair-Desgagné, qui voulait savoir combien il avait offert en cadeaux à des fonctionnaires en échange de contrats.

« Dois-je répondre à cette question ? », a-t-il demandé lorsque la cheffe du Parti vert, Elizabeth May, lui a demandé s’il avait honte. Le président Fergus lui a répondu que oui.

« Non, je n’ai pas honte », a finalement lâché M. Firth mettant fin aux deux longues heures de cet interrogatoire historique.

Il a essuyé les questions des conservateurs, des bloquistes et des néo-démocrates, mais pas des libéraux qui se sont abstenus.

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Le leader du gouvernement en chambre, Steven MacKinnon

Le leader du gouvernement en chambre, Steven MacKinnon, s’est enquis de son état de santé. M. Firth avait avisé la Chambre avoir une note de son médecin.

« Je suis censé ne participer à aucune activité qui me causerait un stress excessif », a-t-il affirmé, ajoutant souffrir de problèmes de santé mentale, être en thérapie et prendre de la médication.

M. MacKinnon a déploré que le Parti conservateur se soit opposé au report de son témoignage. « Le chef de l’opposition nous démontre sa personnalité », a-t-il affirmé, déclenchant une vague de protestation dans les banquettes conservatrices. Il a insisté sur le fait que ce rare exercice devrait se faire « dans le respect de la dignité du Parlement » sans forcer quelqu’un à faire quelque chose qui est contre-indiqué par un médecin.

Il est extrêmement rare que la Chambre des communes appelle un citoyen à témoigner à la barre. La dernière fois remonte à l’année 1913. Un dénommé R. C. Miller avait été convoqué par la Chambre après avoir refusé de répondre aux questions du comité des comptes publics. Il s’y était présenté à deux reprises, mais n’avait pas fourni l’information demandée. Il avait alors été déclaré coupable d’outrage et emprisonné jusqu’à la fin des travaux parlementaires environ quatre mois plus tard.

L’histoire jusqu’ici

12 février 2024

La vérificatrice générale publie un rapport dévastateur sur les dépassements de coût entourant l’application ArriveCAN, mettant en cause la firme GC Strategies.

6 mars 2024

L’entreprise de deux personnes est exclue de tous les contrats fédéraux.

13 mars 2024

Kristian Firth, l’un des associés de GC Strategies, refuse de nommer des fonctionnaires avec qui il a fait affaire lors de son témoignage en comité parlementaire.

8 avril 2024

Une motion d’outrage au Parlement est adoptée à l’unanimité pour le forcer à témoigner à la barre de la Chambre des communes.