Le Canada a accouché d’une liste de diplomates russes qu’il pourrait expulser du pays, au moment où il évaluait les conséquences qu’aurait une fermeture de sa propre mission diplomatique en Russie.

C’est ce que l’on comprend d’une note rédigée à l’intention du premier ministre Justin Trudeau et du Bureau du Conseil privé à la fin du mois d’avril 2022, alors que certains alliés commençaient à éjecter des diplomates russes afin de protester contre les atrocités commises par l’armée russe à Boutcha.

Le document frappé du sceau du secret obtenu par La Presse grâce à la Loi sur l’accès à l’information étant copieusement caviardé, on ignore quels noms sont inscrits sous une rubrique intitulée « Options d’expulsions envisagées ». Un inventaire a néanmoins bel et bien été réalisé, nous a-t-on confirmé.

On ne sait pas non plus quelles conséquences le gouvernement craignait de subir s’il mettait la clé sous la porte de sa mission à Moscou. La ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, a toutefois souvent évoqué le besoin d’avoir des yeux et des oreilles en Russie.

Mais dans le camp ukrainien – l’ambassadrice d’Ukraine au Canada, Yulia Kovaliv, et le Congrès ukrainien canadien – comme chez le Parti conservateur, l’affaire a été entendue : l’ambassadeur du Kremlin à Ottawa, Oleg Stepanov, doit faire ses valises.

« Le gouvernement devrait expulser l’ambassadeur russe et rappeler l’ambassadrice canadienne [Alison] LeClaire de Moscou […]. L’isolement diplomatique est nécessaire, car la diplomatie n’a pas fonctionné », tonnait le conservateur Michael Chong dans un débat en Chambre quelques jours après le début de l’invasion.

PHOTO JUSTIN TANG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

L’ambassadrice d’Ukraine a Canada, Yulia Kovaliv

La professeure Marie Popova, du département de science politique de l’Université McGill, ne va pas jusqu’à dire qu’Ottawa doit montrer la porte à l’ambassadeur de Russie. « Mais il me semble évident que des diplomates devraient l’être », souligne-t-elle.

Désinformation

« Plusieurs pays européens ont chassé des diplomates russes parce qu’ils propageaient de la désinformation. Je pense que ça s’applique à l’ambassade de Russie au Canada », poursuit-elle, précisant qu’ils n’ont pas arrêté de déclarer des diplomates russes persona non grata sur leur territoire après Boutcha.

S’il juge personnellement que l’émissaire de Vladimir Poutine à Ottawa n’a pas sa place au pays, car « il n’arrête pas de dire des sottises », l’ancien chef de mission du Canada à Moscou Ferry de Kerckhove rappelle la gravité d’un tel geste en diplomatie.

Le principe fondamental, c’est qu’on n’a pas des relations seulement avec nos amis, mais aussi avec nos ennemis.

Ferry de Kerckhove, ancien chef de mission du Canada à Moscou

M. de Kerckhove en profite pour décocher une flèche à l’intention du gouvernement Trudeau, « toujours le dernier à réagir en affaires internationales ».

Des centaines de diplomates russes ont été renvoyés chez eux depuis que la guerre a éclaté en Ukraine il y a près de 11 mois, le 24 février 2022. L’Allemagne, la France et la Lituanie font partie des pays qui l’ont fait en réaction directe au massacre de Boutcha. Plus récemment, en janvier, l’Estonie en a expulsé une vingtaine.

Déséquilibre problématique

Le hic, pour le Canada, c’est qu’à l’ambassade en Russie, la représentation diplomatique a fondu comme neige au soleil après l’invasion de la Crimée en 2014 – il y a actuellement 16 employés dans les bureaux de Moscou, indique-t-on dans la note.

La force de frappe diplomatique russe au Canada est nettement plus importante.

Puisque Moscou réplique aux sanctions canadiennes réciproquement, au quid pro quo, il y aurait un risque de se retrouver en désavantage numérique diplomatique, plaide une source gouvernementale canadienne qui a requis l’anonymat afin de s’exprimer plus librement.

« Notre ambassadrice et notre personnel diplomatique à Moscou […] fournissent des informations clés quant au déroulement sur le terrain et offrent des services consulaires aux Canadiens en Russie. Ce travail est essentiel et dans l’intérêt des Canadiens », a déclaré Adrien Blanchard, attaché de presse de la ministre Joly.

Convoquer (encore) l’ambassadeur ?

Le député bloquiste Stéphane Bergeron est également d’avis qu’une présence doit être maintenue, et que l’expulsion de diplomates est une « arme thermonucléaire » qui a le potentiel de plaire à l’opinion publique, mais qui est surtout « symbolique ».

Il continue de préconiser l’imposition de sanctions et un soutien militaire et financier. À plus court terme, il exhorte le gouvernement à convoquer l’ambassadeur Stepanov pour le sermonner sur l’attaque de missiles contre des civils, cette fois à Dnipro.

« Je pense que les évènements qui se produisent présentement le requièrent », a argué l’élu. Le chef de mission russe a été convoqué cinq fois par le ministère canadien des Affaires étrangères depuis le début de l’invasion de l’Ukraine.

« La ministre a convoqué à maintes reprises l’ambassadeur russe au Canada pour […] condamner les crimes du président Poutine […]. Tant que l’ambassadeur russe continuera à excuser ces crimes et à répandre de la désinformation, nous continuerons à le convoquer », a tranché l’attaché de presse de Mélanie Joly.

Avec William Leclerc, La Presse

En savoir plus
  • 450
    Plus de 450 employés de missions diplomatiques russes ont été expulsés dans la foulée de l’invasion de l’Ukraine, la plupart par des pays européens, selon un recensement remontant à mai dernier.
    source : CENTER FOR STRATEGIC AND INTERNATIONAL STUDIES