(Ottawa) Il y a eu le ministère de la Défense nationale, et ensuite Rideau Hall. Faudra-t-il ajouter Affaires mondiales Canada (AMC) à la liste des milieux de travail toxiques ? À en croire une série de témoignages et un rapport interne, un virage s’impose au sein du Ministère, où règnent « culture de peur » et omerta.

« Des Julie Payette, il y en a plein chez AMC. C’est le même genre de climat de travail », tranche Patrick*, en faisant référence à l’ex-gouverneure générale du Canada partie en disgrâce après qu’un rapport eut conclu à l’existence d’une culture de maltraitance sous sa houlette.

« Mais c’est tellement hermétique ; les gens se protègent entre eux. Il y a beaucoup de gens qui m’ont dit : “Tu ferais mieux de ne rien dénoncer, d’encaisser, et au moins, ça ne nuira pas à ta carrière.” C’est ce que les gens au Ministère se sont fait dire pendant des années, et c’est une culture qui continue », expose-t-il.

Récemment, le commissaire à l’intégrité du secteur public blâmait le Ministère pour un « cas grave de mauvaise gestion ». Latifa Belmahdi, une cadre qui a giflé un employé et balancé à un employé de confession juive qu’il serait comme dans « un camp de concentration » dans une séance de formation, a été tolérée, même promue.

« C’est un petit poisson, Latifa Belmahdi », lance Patrick.

Employés et gestionnaires « terrifiés »

C’est peut-être aussi la pointe d’un iceberg qui semble vouloir émerger, à en croire un rapport publié le 29 avril dernier par la firme ParriagGroup au sujet du climat de travail à la division commerciale d’AMC.

La culture de peur est à la base du fonctionnement du Ministère ; même les membres de la direction sont terrifiés […] Alors vous pouvez imaginer la façon dont les gens y sont traités.

Un employé cité dans le document interne transmis à La Presse

« On a tous ces gestionnaires qui ont un pouvoir énorme […] et ont tendance à l’utiliser pour garder le système en place et s’en prendre aux employés qui osent se plaindre au lieu de ceux qui causent les problèmes », a témoigné un autre.

Ce n’était pas la première fois que l’on sondait l’humeur des employés de ce secteur.

Le Ministère a reçu en 2020-2021 certaines recommandations pour y assainir le milieu de travail au moyen d’un plan d’action publié après que les fonctionnaires ont exprimé diverses récriminations dans des sondages réalisés en 2018-2019.

Ils y faisaient entre autres part de leur perception que « l’acceptation et la tolérance de comportements “irrespectueux” étaient considérées comme “normales”, surtout venant d’un employé “très performant” », lit-on dans le document consulté par La Presse.

« Parfois, la culture de peur est très explicite, mais elle est aussi parfois sournoise. J’ai moi-même déjà entendu : “Fais attention à ce que tu dis, parce que tu ne sais pas qui je connais ici” », confie David*, un employé de la division.

« Tout le monde a conscience de cette culture toxique […] Moi, ce que je veux, c’est que les employés n’aient plus peur, qu’on soit crus et protégés, et que l’agresseur ne soit pas promu », enchaîne-t-il.

La culture du rendement

Haut gestionnaire à AMC, Mathieu* abonde : « Il y a clairement un problème de culture. Il semble que tout est fait pour protéger [des gens comme Latifa Belmahdi]. Mais les victimes ! Il me semble qu’au minimum, la personne devrait être suspendue. »

Il juge que la gestion du rendement au Ministère explique ces avaries. « On valorise le “quoi” au détriment du “comment”. Tu dois livrer, et si tu le fais en laissant une trollée de cadavres derrière toi, on va l’accepter », illustre-t-il.

Le comment, « ils s’en foutent un peu », et « souvent, quand on a des cadres qui ont des problèmes de comportement, on les déplace », précise celui qui est au Ministère depuis environ 20 ans, et selon qui « les choses commencent à changer », malgré tout.

Partie en février dernier après 25 ans de service chez AMC, Louise Blais dit avoir été au courant de « situations troublantes, certaines bien gérées, d’autres moins ». Elle ne va pas jusqu’à avancer que le Ministère « est rempli de gestionnaires tyranniques ».

Celle qui a notamment été ambassadrice du Canada aux Nations unies concède tout de même qu’il faut « améliorer le moral » au sein du Ministère, une bête assez particulière au sein de l’appareil gouvernemental, convient-elle.

« Une organisation comme AMC a des défis additionnels compte tenu du fait qu’elle est éclatée, avec des postes partout dans le monde […] C’est un enjeu particulièrement difficile pour la haute gestion d’avoir des yeux un peu partout », argue Mme Blais.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, ARCHIVES LA PRESSE

Mélanie Joly, ministre des Affaires étrangères

Mélanie Joly veut agir

Au Ministère, on n’a pas voulu dévoiler si Latifa Belmahdi avait fait l’objet de sanctions disciplinaires « afin de respecter [les] obligations en matière de protection de la vie privée », a écrit jeudi une porte-parole, Anabel Lindblad.

Des démarches visant à améliorer le milieu de travail ont déjà été entamées, a noté jeudi dernier Adrien Blanchard, porte-parole de la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly. « Les employés du Ministère sont consultés et un comité d’experts indépendants a été mis sur pied pour aller chercher les meilleures pratiques à travers le monde et les partager avec le Ministère », a-t-il écrit.

La ministre Joly a d’ailleurs rencontré ce comité jeudi dernier pour « aborder les défis liés à la culture en place » à AMC, et elle « a soulevé l’importance de bâtir des milieux de travail inclusifs lors de sa première rencontre avec le nouveau sous-ministre, David Morrison », a-t-il conclu.

* La Presse a accepté d’attribuer des pseudonymes aux employés actuels d’AMC afin d’éviter que ceux-ci ne subissent de représailles professionnelles.