Première femme autochtone élue à l’Assemblée nationale, Kateri Champagne Jourdain marque l’histoire de nouveau en accédant au Conseil des ministres. La CAQ en fait « la clé » pour se rapprocher des communautés, les leaders autochtones voient en elle une alliée dans leurs revendications. Un dilemme qu’il lui faudra souvent résoudre.

(Québec) Des défis et des dilemmes

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Kateri Champagne Jourdain, lors de sa prestation de serment comme ministre de l’Emploi et ministre responsable de la région de la Côte-Nord, jeudi

Kateri Champagne Jourdain a fait attendre François Legault des semaines avant d’accepter son offre. Elle avait besoin d’être rassurée sur une chose : allait-elle devenir le trophée d’un gouvernement qui a des ponts à rebâtir avec les Premières Nations ?

« On s’est dit les vraies choses », résume la recrue caquiste.

Il est passé 19 h jeudi lorsque La Presse rencontre la nouvelle ministre de l’Emploi dans un salon de l’hôtel du Parlement. L’Innue de 41 ans peine encore à réaliser qu’elle vient de faire l’histoire : non seulement elle est la première femme autochtone élue à l’Assemblée nationale, mais elle accède au Conseil des ministres.

La députée de Duplessis, sur la Côte-Nord, a pourtant bien mûri sa réflexion.

Quand elle se branche à l’ordinateur, au printemps dernier, pour un entretien avec le premier ministre, sa décision est loin d’être prise. Si elle n’a aucun doute sur le choix de la CAQ, la mère de deux adolescents de 14 et 16 ans est déchirée par des considérations familiales, Uashat mak Mani-utenam étant à 650 km de Québec.

Pas question non plus pour elle d’être la caution autochtone des décisions d’un futur gouvernement.

« J’ai eu une discussion très franche avec François Legault sur tout ce que ça pouvait représenter, que je vienne [dans son équipe], et aussi sur ma volonté de faire avancer les dossiers », résume-t-elle. Parce que Kateri Champagne Jourdain veut « voir les choses avancer », et pas seulement en matière d’enjeux autochtones.

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Kateri Champagne Jourdain, lors de sa prestation de serment comme député, en compagnie du premier ministre François Legault, mardi dernier

« Je fais de la politique provinciale. Si j’avais voulu faire de la politique purement autochtone, je l’aurais fait dans ma communauté, à [l’Assemblée des Premières Nations Québec-Labrador, APNQL]. Dans les dossiers de Duplessis, il y a les dossiers autochtones. Mais c’est dans tout ça que je veux m’impliquer », résume-t-elle.

Kateri Champagne Jourdain était dans la ligne de mire de la CAQ depuis l’été 2021. Les ministres Sonia LeBel et Ian Lafrenière l’avaient appelée, mais elle n’était pas encore convaincue. François Legault a apaisé ses craintes. « J’ai senti qu’il allait toujours me donner l’heure juste dans les possibilités comme dans les limites », relate-t-elle.

« Une clé importante »

La nouvelle élue a déjà de longs états de service. Elle s’est fait les dents au sein du conseil de bande de Uashat mak Mani-utenam et dans l’industrie minière avant d’être directrice générale de l’Immobilière montagnaise SEC et directrice des relations avec le milieu du parc éolien Apuiat, qui appartient à la Nation innue et à Boralex.

C’est son profil économique qui a attiré la CAQ. « On cherchait des filles d’économie, de nouveaux visages. C’est une fille qui est impliquée partout sur le terrain. C’est un profil très complet », souligne la directrice générale du parti, Brigitte Legault.

Cette proche collaboratrice du premier ministre se rappelle avoir vu à l’œuvre Mme Champagne Jourdain lors du Grand Cercle économique des Peuples autochtones et du Québec, en novembre 2021. « Elle connaissait tout le monde », fait-elle remarquer.

Au sein de la CAQ, on perçoit Kateri Champagne Jourdain comme « une clé importante » du deuxième mandat du gouvernement Legault.

Ça fait qu’on va avoir un intervenant à la table qui va, peut-être, pouvoir désamorcer les craintes.

Brigitte Legault, directrice générale de la Coalition avenir Québec, à propos de Kateri Champagne Jourdain

Jeudi, François Legault a affirmé qu’il fallait voir dans la nomination de Mme Champagne Jourdain « un signal de rapprochement entre la nation québécoise et les Premières Nations et les Inuits ».

À l’Emploi, elle pourra d’ailleurs travailler de près avec le chef de l’APNQL, Ghislain Picard, qui réclame que les Premières Nations soient considérées dans les solutions à la pénurie de main-d’œuvre.

Le premier ministre a d’ailleurs tenu à réduire la pression sur sa recrue : « Ça ne veut pas dire que Kateri, elle a tout ça sur ses épaules […] On doit se rapprocher, on a besoin les uns des autres et ce sera effectivement important d’y travailler », a-t-il dit.

« Entre l’arbre et l’écorce »

Malgré tout, les attentes demeurent élevées.

Quel sera son principal défi ? « Nous autres envers elle », lance du tac au tac la sénatrice innue Michèle Audette, parlant des Premières Nations.

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La sénatrice innue Michèle Audette

« On va avoir beaucoup d’attentes envers elle, parce que ça fait trop longtemps qu’on n’est pas à l’ordre du jour, qu’on n’est pas dans des places décisionnelles […] Quand on va recevoir des “non” de M. Legault, c’est elle qu’on va [viser], alors qu’elle ne peut pas porter ça à elle seule », fait valoir celle qui vient de la même communauté.

« Il faut être solide », ajoute Mme Audette, qui a affronté la critique des siens parce qu’elle cherchait à opérer des changements de l’intérieur.

Le chef de Matimekush-Lac John (Schefferville), Réal McKenzie, croit que Mme Champagne Jourdain se retrouvera souvent « entre l’arbre et l’écorce ».

« On se bat contre des politiques gouvernementales », rappelle le chef, tout en saluant le courage et la détermination des Autochtones qui choisissent de se lancer en politique. Il prend l’exemple du démarrage d’un nouveau barrage hydroélectrique.

En campagne électorale, François Legault a promis de lancer de nouveaux ouvrages hydroélectriques et d’ajouter des parcs éoliens. Des projets énergétiques qui pourraient bien se retrouver dans la cour de la nouvelle élue de Duplessis, et qui nécessiteront l’appui des Premières Nations. « Si les chefs disent non, elle est autochtone aussi. Il est là, le défi », estime M. McKenzie.

La principale intéressée se dit prête à affronter ces dilemmes.

On a des envies de protéger l’environnement, le territoire. C’est extrêmement important, c’est aussi le territoire de mes ancêtres, mais je sais que nos communautés ont aussi des besoins de revenus autonomes.

Kateri Champagne Jourdain, ministre de l’Emploi et ministre responsable de la région de la Côte-Nord

Le chef de Uashat mak Mani-Utenam, Mike McKenzie, se montre prudent. « Pour tout ce qui relève du plan énergétique, on devra impliquer les Premières Nations. On veut être des partenaires réels parce que tous ces projets sont situés sur le territoire [ancestral] », explique-t-il.

Le chef espère trouver en Kateri Champagne Jourdain — avec qui il a travaillé pendant plusieurs années au sein du conseil de bande – une « alliée pour l’ensemble de la Nation innue de la Côte-Nord ». Les attentes sont tout aussi grandes dans la région, qui n’a pas eu de député ministre depuis 40 ans. Le pont sur le Saguenay est un projet très attendu, notamment.

Un parcours atypique

En entrevue, Kateri Champagne Jourdain s’ouvre sur son parcours atypique.

Elle abandonne l’école avant la fin de sa cinquième secondaire, puis deux ans plus tard, termine ses études secondaires à la formation aux adultes. « Je n’étais pas prête, je ne savais pas ce que je voulais faire », confie-t-elle.

Elle explique son choix par une sorte de « surdose d’encadrement » de ses parents à l’époque. Mais la jeune femme ne se tourne pas les pouces. Un brin hyperactive, elle cumule toutes sortes d’emplois et déménage avec ses parents à Trois-Rivières, sa mère voulant se rapprocher de sa grand-mère.

Kateri Champagne Jourdain est née d’un père innu, décédé il y a cinq ans, et d’une mère non autochtone. « Mon père m’a dit une fois : “Tu n’es pas obligée d’aller à l’école, mais tu n’auras pas le choix, pour faire ce que tu veux vraiment” », illustre-t-elle. Une leçon qui l’aura finalement convaincue de reprendre les études.

Alors qu’elle s’apprête à terminer son baccalauréat en communications sociales à l’Université du Québec à Trois-Rivières, elle devient enceinte de son premier enfant, à la fin d’une première longue relation. Elle a 26 ans. Kateri Champagne Jourdain décroche le dernier stage de son baccalauréat à Wendake, quand son poupon a à peine 3 mois.

Je voyageais trois jours par semaine pour faire mon stage le matin, de Trois-Rivières au Village huron. Je laissais mon garçon à mes parents et je revenais le soir.

Kateri Champagne Jourdain, ministre de l’Emploi et ministre responsable de la région de la Côte-Nord

Si elle tient à raconter ce début de parcours inhabituel, c’est justement pour faire valoir « l’importance de garder le cap sur la destination ».

Elle se soucie de l’influence positive qu’elle peut avoir sur la relève autochtone, particulièrement les femmes, pour les amener à aller « au bout de leurs ambitions ».

Dans sa quête professionnelle et personnelle, elle explique avoir toujours voulu « rapprocher les gens ». Une mission qui l’habite « naturellement » du fait qu’elle porte en elle la culture de sa mère et celle de son père innu. Une identité qui est devenue son principal moteur.

« On me rappelle souvent que je ne suis pas 100 % Innue, dans les commentaires [sur les réseaux sociaux]. On me l’a fait sentir aussi en milieu de travail. Ça ne m’a jamais arrêtée. Ça m’a plutôt donné envie de travailler au rapprochement, à la réconciliation parce que moi, j’ai grandi dans un foyer où j’ai vu que c’était possible de vivre ensemble. »

Habituée à l’adversité

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Kateri Champagne Jourdain, en 2014, alors qu’elle était directrice des relations avec le milieu chez Mine Arnaud

Sept-Îles. Hiver 2013. La ville se déchire autour d’un projet de mine d’apatite, appelé Mine Arnaud.

Citoyens et groupes environnementaux montent au créneau, le milieu économique se braque. Le conseil innu n’est pas acquis au projet et réclame d’être consulté.

Kateri Champagne Jourdain, encore en début de carrière, est directrice des relations avec le milieu et des communications du projet controversé. « On l’apostrophait à l’épicerie, les débuts ont été difficiles », se souvient l’ex-directeur de projet, François Biron.

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Pancartes en faveur de Mine Arnaud devant une résidence de Sept-Îles, en 2014

Il se rappelle l’organisation d’une première manifestation contre le projet.

« Elle bouillait par en dedans », relate-t-il. « Ce ne sont pas des choses que tu aimes voir quand tu as à cœur le développement d’un projet. Ça la touchait beaucoup, elle cherchait des moyens de minimiser les impacts. À un moment donné, je lui ai dit qu’il fallait savoir laisser passer une vague quand elle passe. »

L’action plutôt qu’une guerre de mots

Encore aujourd’hui, la nouvelle ministre estime que son passage à Mine Arnaud, où elle a fait face à beaucoup d’adversité, a été « une école » pour elle.

« Ça m’a beaucoup forgée comme professionnelle, de ne pas prendre les choses personnellement, de prendre un message et de le rapporter correctement », explique-t-elle.

Porte-parole des relations avec le milieu, je compare beaucoup ça à un travail de député, parce que tu es les yeux et les oreilles d’une organisation, mais tu rapportes aussi ce que le milieu attend.

Kateri Champagne Jourdain, ministre de l’Emploi et ministre responsable de la région de la Côte-Nord

Son nouveau défi sera de défendre certaines positions du gouvernement Legault. Le refus de reconnaître le racisme systémique et celui d’adopter le principe de Joyce sont au nombre des décisions controversées qu’elle aura à expliquer. Pour l’heure, Mme Champagne Jourdain dit préférer l’action à une guerre de mots.

« C’est ça, sa vie professionnelle, dénouer des impasses, atténuer des tensions », illustre l’avocat innu Armand McKenzie, en qui elle voit un mentor. « Il y a des choses qu’on peut changer, d’autres pas. Mais on peut jouer un rôle d’influence qui est très important au sein d’un gouvernement. […] Kateri, elle pourra jouer ce rôle-là, elle est à un numéro de téléphone du premier ministre », souligne-t-il.

« Une force tranquille »

Réputée « excellente communicatrice », femme « charismatique » et « très empathique », Kateri Champagne Jourdain est capable de convaincre et de rassembler, selon plusieurs intervenants consultés. Elle ne craint pas de défendre ses idées et ne lâche pas facilement le morceau.

« Dès le départ, j’ai remarqué sa grande aisance de communication, mais pas une communication qui est vide. Une communication qui est très, très sentie », fait valoir la secrétaire générale de la Fédération des caisses Desjardins, Pauline D’Amboise, qui l’a côtoyée au conseil d’administration du Mouvement Desjardins où Mme Champagne Jourdain est devenue en 2019 la première femme autochtone à siéger.

Des qualités qui lui serviront au sein du large caucus caquiste et à la table du Conseil des ministres, estime une amie proche, Émilie Paquet. « Il y en a qui font les gros bras autour d’une table. Ça ne sera pas Kateri. Au contraire, c’est une force tranquille. Elle va savoir tirer son épingle du jeu en parlant au bon moment. C’est ça aussi le défi autour d’une table comme celle-là. »