(Ottawa) Le premier ministre Justin Trudeau a écrit au pape François afin de porter à son attention le cas du prêtre Johannes Rivoire, ce père oblat qui a fui le Canada alors qu’il était accusé de sévices sexuels qu’il aurait fait subir à des enfants inuits au Nunavut.

Le bureau du premier ministre n’a pas voulu dévoiler le contenu précis de la missive qui a été envoyée il y a quelques jours au souverain pontife, sauf pour signaler qu’elle visait à « l’encourager à collaborer à la résolution de cette affaire ».

« Nous comprenons l’importance d’obtenir justice pour les victimes de Johannes Rivoire. Nous nous sommes engagés auprès des leaders inuits. Nous continuons de travailler avec Sa Sainteté », a-t-on également indiqué.

Le Canada a demandé à la France d’extrader l’ancien missionnaire, dont le prénom est parfois orthographié Joannès, en juillet 2022 – celui-ci, qui a été pendant des années sous le coup d’un mandat d’arrêt de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), possède la double citoyenneté canadienne et française.

Aujourd’hui nonagénaire, Johannes Rivoire était accusé d’avoir agressé sexuellement trois enfants inuits, dont Marius Tungilik, un leader bien connu au Nunavut, dans les années 1960. Il a réussi à s’enfuir en France en 1993, avant que la GRC lui mette le grappin dessus.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Le pape François, lors de sa visite à Québec, en juillet 2022

La requête d’extradition a été déposée au moment où le pape François effectuait ce qu’il avait lui-même qualifié de « pèlerinage pénitentiel » au Canada, où il a demandé pardon aux peuples autochtones pour les crimes commis par « de nombreux chrétiens ».

Un processus laborieux

La militante belge Lieve Halsberghe était présente lors de son arrêt à Iqaluit, au Nunavut, même si « ça ne [l’intéressait] pas de voir le pape », spécifie-t-elle. Ensuite, elle a mis le cap sur Lyon afin d’y rencontrer Johannes Rivoire avec la fille de Marius Tungilik.

Elle n’en conserve pas un très bon souvenir. « Je ne lui ai pas parlé, parce que je pense que je l’aurais étranglé. Ce type n’a pas de conscience », croit celle qui a soutenu Marius Tungilik pendant des années, jusqu’à sa mort, en 2012.

Lisez l’article « Hanté par le père Rivoire » (2017)

Lorsqu’on lui apprend qu’un échange épistolaire entre Justin Trudeau et le pape a été amorcé, elle se met à rire. « Wow, ils ont été vraiment rapides », raille-t-elle dans un appel vocal sur l’application WhatsApp.

C’est que Lieve Halsberghe avait pris la plume en implorant Justin Trudeau d’exercer des pressions auprès des oblats au mois d’avril… 2016.

Même entre le moment où le Bureau du Conseil privé a transmis au premier ministre une lettre à l’intention du pape à signer (le 27 juillet dernier) et celui où elle a été expédiée (il y a quelques jours), il se sera écoulé environ quatre mois.

La note remontant à l’été dernier que La Presse a obtenue en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, intitulée « Lettre au pape François », est copieusement caviardée. On y fait mention des efforts infructueux pour rapatrier le prêtre au pays.

Le Vatican n’a pas confirmé réception d’une lettre au sujet de Johannes Rivoire.

Quel pouvoir a le pape ?

En France, les oblats ont plaidé l’ignorance, assurant avoir appris en 2013 que Johannes Rivoire, qu’ils hébergeaient, faisait l’objet d’un mandat d’arrêt. La Congrégation romaine pour la doctrine de la foi du Vatican a été saisie de l’affaire.

Johannes Rivoire a été assigné à résidence à l’issue d’une enquête canonique.

La lettre de Justin Trudeau au pape François pourrait-elle faire bouger les choses dans ce dossier ? Difficile à dire ; on ignore ce qu’il a proposé ou demandé afin de régler le cas de Johannes Rivoire – qui ne rajeunit pas, par ailleurs.

Le Saint-Siège pourrait « l’exhorter à se rendre librement au Canada et se livrer à la justice », mais il n’a pas les moyens de l’y obliger, car « l’extradition constitue un enjeu de droit international entre États », explique le théologien Gilles Routhier, de l’Université Laval.

Autrement, le pape pourrait « lui infliger des sanctions canoniques », ajoute le professeur dans un courriel.

Une enquête sur le point d’aboutir

L’ancien juge de la Cour supérieure du Québec André Denis doit rendre au cours des prochains mois les résultats de son enquête sur la façon dont les allégations de sévices sexuels ont été traitées par les oblats et sur les améliorations à apporter.

« J’espère déposer mon rapport tôt en 2024 », a écrit dans un courriel le magistrat, qui a été désigné à ce poste par les oblats de Marie-Immaculée (OMI Lacombe Canada) et les oblats de la Province de France en juin dernier.

À ce moment, le père Ken Thorson, d’OMI Lacombe Canada, disait espérer que cette démarche contribuerait « au processus de guérison des survivants intergénérationnels qui ont été victimes du clergé ».

Et la congrégation « a contacté de manière proactive le gouvernement du Canada afin d’offrir [sa] pleine coopération et [son] soutien envers toute mesure que la Couronne souhaite prendre concernant ce triste chapitre de notre histoire », a-t-il assuré mardi.

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

L’histoire jusqu’ici

Années 1960

Le père oblat Johannes Rivoire aurait agressé sexuellement trois enfants inuits au Nunavut.

1993

Johannes Rivoire s’enfuit du Canada et va s’installer en France.

Juillet 2022

Le Canada demande à la France d’extrader Johannes Rivoire, qui possède la double citoyenneté canadienne et française.

Les oblats sous la loupe en Belgique

Une commission du Parlement belge se penche ces jours-ci sur les agressions sexuelles commises par des ecclésiastiques de la Belgique à l’étranger. Les législateurs bruxellois ont entendu en début de semaine le témoignage de Marie-Christine Joveneau, qui affirme avoir été agressée sexuellement à de multiples reprises par son oncle, Alexis Joveneau, dans une communauté innue isolée de la Basse-Côte-Nord, au début des années 1980. Le prêtre avait « un pouvoir démoniaque sur les communautés innues » ; il a utilisé « son pouvoir religieux » pour « abuser de nombreux enfants, garçons ou filles », et afin de « contrôler l’administration et les finances des communautés innues », a-t-elle relaté. Et « toutes les nuits, il venait dans mon lit, déconnecté de toute moralité, pour me faire subir la folie de son désir », a confié avec émotion Mme Joveneau.

Mélanie Marquis, La Presse