4 h 36, dans la nuit du 2 au 3 janvier 2019. Il neige à Dundee. Le mercure indique - 13 °C.

Alors qu’ils patrouillent près de la frontière canado-américaine, les gendarmes Gabriel Mathieu et Jeremy Reddick, de la GRC, reçoivent un appel du répartiteur de la police fédérale à Montréal, qui leur dit qu’un détecteur a été activé et qu’un mouvement suspect a été signalé dans un secteur boisé de la montée Rennie, à Hinchinbrooke, à une quarantaine de kilomètres vers l’est.

Une fois sur les lieux, les policiers repèrent une Cadillac enlisée dans un fossé du chemin de la 1re-Concession, près de la rue Main.

Gabriel Mathieu s’approche du véhicule avec sa lampe de poche. Deux hommes sont à bord. Le passager a le pantalon mouillé jusqu’aux genoux. Il a retiré ses bottes, également trempées, qu’il a déposées devant lui. Les deux hommes n’ont aucun papier d’identité.

  • Les traces de pas de trois ou quatre personnes se dirigeant vers les États-Unis étaient visibles le matin du 3 janvier 2019, à Hinchinbrooke.

    PHOTO FOURNIE

    Les traces de pas de trois ou quatre personnes se dirigeant vers les États-Unis étaient visibles le matin du 3 janvier 2019, à Hinchinbrooke.

  • Les traces de pas d’une seule personne indiquaient que celle-ci était revenue vers le Canada cette nuit-là.

    PHOTO FOURNIE

    Les traces de pas d’une seule personne indiquaient que celle-ci était revenue vers le Canada cette nuit-là.

1/2
  •  
  •  

Plus loin, les gendarmes repèrent les traces de pas de trois ou quatre personnes dans la neige, en direction des États-Unis. Des traces indiquent qu’une seule est revenue vers le Canada. Les empreintes correspondent aux semelles des bottes du passager.

La Cadillac, qui est encore chaussée de pneus d’été, a été achetée sur Kijiji durant les jours précédents.

PHOTOS FOURNIES

Les traces dans la neige correspondaient aux pneus d’été dont la Cadillac était toujours chaussée.

Les deux occupants sont accusés de complot et d’avoir fait entrer ou tenté de faire entrer illégalement aux États-Unis des personnes sans statut, hors des points de contrôle du pays.

Lors de leur reconnaissance de culpabilité, l’avocat de la défense, MAlexandre Paradis, et le juge Bertrand St-Arnaud, de la Cour du Québec, s’étonnent d’une telle accusation qu’ils n’ont jamais vue.

« Ça va revenir de plus en plus devant les tribunaux. Ça se passe pas mal en ce moment, je vous dirais », déclare alors la procureure de la poursuite fédérale, MMarie-Ève Parent.

Elle ne croyait pas si bien dire…

De norte a sur

C’est en 2018 que les autorités ont commencé à constater que des résidants d’autres pays, parfois arrivés à l’aéroport Trudeau depuis quelques heures à peine, franchissaient illégalement la frontière américaine à partir du Québec, surtout dans les secteurs des détachements de Champlain et de Valleyfield.

  • Ces hommes, qui ont franchi la frontière de façon irrégulière durant la nuit du 22 juillet à 1 h 24, ont été captés par une caméra nocturne installée pour la chasse, sur une propriété privée à Hinchinbrooke.

    PHOTO FOURNIE

    Ces hommes, qui ont franchi la frontière de façon irrégulière durant la nuit du 22 juillet à 1 h 24, ont été captés par une caméra nocturne installée pour la chasse, sur une propriété privée à Hinchinbrooke.

  • Ces trois migrants irréguliers ont été captés par la même caméra durant une nuit du mois d’août.

    PHOTO FOURNIE

    Ces trois migrants irréguliers ont été captés par la même caméra durant une nuit du mois d’août.

  • Sur leur passage, les migrants irréguliers abandonnent toutes sortes d’objets personnels photographiés par le propriétaire de la terre.

    PHOTO FOURNIE

    Sur leur passage, les migrants irréguliers abandonnent toutes sortes d’objets personnels photographiés par le propriétaire de la terre.

1/3
  •  
  •  
  •  

Ces gens, qui veulent se rendre aux États-Unis pour des raisons diverses, sont originaires du Mexique dans une proportion d’environ 50 % selon la GRC, d’Inde dans 40 % des cas et d’autres pays dans une proportion de 10 %.

Le phénomène a pris de l’ampleur dans la foulée de la fin, en 2016, de l’obligation pour les Mexicains de posséder un visa pour pouvoir entrer au Canada. Ils préféreraient entrer aux États-Unis par le nord, plutôt que par le sud, parce que la frontière y est moins surveillée, et le passage, plus facile et sûr.

Selon des statistiques fournies par la GRC, 5038 migrants qui avaient franchi illégalement la frontière ou s’apprêtaient à le faire ont été interceptés des côtés américain et canadien, dans le secteur de Champlain seulement, entre le 1er janvier 2023 et aujourd’hui.

« Les Américains, chaque semaine, interceptent entre 200 et 250 migrants qui ont franchi la frontière dans le secteur de Dundee », affirme Pierre Massé, surintendant et responsable du programme de l’intégrité frontalière à la Division C (Québec) de la Gendarmerie royale du Canada.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Pierre Massé, surintendant du Programme d’intégrité frontalière de la Division C de la Gendarmerie royale du Canada

Sur le territoire québécois, les interceptions sont moins nombreuses – nous n’avons pu obtenir de statistiques précises –, mais c’est souvent en raison d’informations transmises par la GRC que les agents de la U.S. Customs and Border Protection parviennent à intercepter les migrants qui ont franchi de façon irrégulière notre frontière avec les États-Unis.

L’ombre des cartels

Depuis la fermeture du chemin Roxham le printemps dernier, les arrivées de migrants continuent d’augmenter au Québec, puisque ceux-ci arrivent maintenant par avion, comme l’a rapporté La Presse.

Lisez « Demandeurs d’asile au Québec : encore une année record »

En revanche, les entrées terrestres au Québec depuis les États-Unis sont devenues rares, en raison d’un accord entre pays qui rend l’acceptation au Canada pratiquement impossible à obtenir pour les migrants qui arrivaient autrefois en masse.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Bande de terre déboisée marquant la frontière canado-américaine près du poste frontalier de Saint-Bernard-de-Lacolle

« Le mouvement terrestre vers le nord [northbound] est pratiquement tombé à zéro. Ça varie de semaine en semaine, mais une famille de quatre, maintenant, c’est rare. On parle de moins de dix personnes par semaine. Dernièrement, on a même eu des statistiques à zéro », explique le surintendant Pierre Massé.

Mais le mouvement que l’on observait vers le nord s’opère maintenant vers le sud.

Les migrants payent jusqu’à quelques milliers de dollars chacun pour franchir la frontière. Et là où il y a de l’argent à faire, le crime organisé n’est jamais bien loin.

« Une nouvelle tendance que l’on voit, ce sont des individus reliés aux cartels mexicains qui facilitent le passage des migrants vers les États-Unis. Jusqu’à quel point leur implication est importante ? C’est difficile de le dire, car c’est nouveau pour nous. On a des enquêtes en cours et le renseignement stratégique travaille là-dessus », annonce M. Massé.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Selon la GRC, les migrants préféreraient entrer aux États-Unis par le nord, plutôt que par le sud, parce que la frontière y est moins surveillée, et le passage, plus facile et sûr.

Les passeurs, une priorité

La GRC veut également profiter du fait que la ruée vers le nord sur le chemin Roxham a fini de monopoliser ses effectifs frontaliers.

« Pendant Roxham, on a été très réactifs. Mais maintenant que ça va vers le sud, on maximise nos enquêtes et tout ce qui est passeur est une priorité », indique le surintendant.

Les effectifs qui étaient affectés à l’accueil à Roxham, on peut maintenant les tourner vers la surveillance, les enquêtes et la formation, et être ainsi plus proactifs.

Pierre Massé, surintendant du Programme d’intégrité frontalière de la Division C de la Gendarmerie royale du Canada

La Division C possède une salle de contrôle dans son quartier général de Westmount, où entrent les signaux des détecteurs de mouvement et où les images captées par les caméras de surveillance à la frontière sont projetées sur écran, et veut également améliorer ce volet incontournable.

« En 2023, on a développé notre surveillance par des moyens technologiques qui vont s’accentuer dans le futur. C’est vraiment l’avenir au niveau du programme », dit M. Massé.

Pas facile d’accuser

Mais intercepter les migrants qui tentent de franchir la frontière de façon irrégulière, prendre les passeurs en flagrant délit, avant ou pendant l’infraction, les arrêter et surtout les accuser, n’est pas chose facile.

La frontière est longue, les distances aussi. Souvent, lorsque les gendarmes arrivent sur les lieux d’un signalement, il est trop tard. Le véhicule de l’automobiliste soupçonné d’être un passeur n’a plus de passagers. Il roule sur le territoire du Québec. Aucune infraction n’a été constatée. Il faut des motifs pour l’intercepter et fouiller son véhicule.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Les entrées terrestres au Québec depuis les États-Unis sont devenues rares depuis que l’Entente sur les tiers pays sûrs s’applique tout le long de la frontière.

Dans le cas cité au début de cet article, des téléphones cellulaires ont été saisis. Les analyser a été fructueux mais long. Et les migrants ayant franchi la frontière de façon irrégulière sont maintenant aux États-Unis. Ils n’ont pas été retrouvés. Ceux qui tiraient les ficelles non plus, un certain Will et un certain Bazooko, dont les pseudonymes apparaissaient dans des messages textes.

L’un des deux accusés – deux résidants du Québec – a été condamné à six mois de prison ferme (il avait de nombreux antécédents criminels) et l’autre à 18 mois avec sursis.

Depuis 2019, au total, sept individus soupçonnés d’être des passeurs ont été accusés de complot, ou d’avoir fait entrer ou tenté de faire entrer des migrants de façon irrégulière aux États-Unis – article 465 du Code criminel du Canada et article 117 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

Quatre d’entre eux sont des citoyens du Québec et les autres sont de l’Ontario, vraisemblablement parce que les migrants désireux de franchir la frontière de façon irrégulière arrivent également par l’aéroport Pearson de Toronto. Six accusés sur sept sont d’origine latine.

Alors que la peine maximale est de 10 ans, cinq d’entre eux ont reçu des peines comprises entre 6 mois d’emprisonnement et 18 mois avec sursis, assorties de 150 heures de travaux communautaires. Pour deux d’entre eux, la cause est toujours devant les tribunaux.

« Nous avons des règles du jeu et nous appliquons la loi, mais je dis toujours : “Est-ce qu’il y aurait matière à améliorer les lois existantes à tous les égards ?” La réponse est clairement oui », croit le surintendant Pierre Massé.

Éviter les tragédies humaines

Le 15 décembre, le corps d’une Mexicaine enceinte, qui avait passé la frontière de façon irrégulière, a été trouvé près de Champlain et du chemin Roxham aux États-Unis.

Il y a un an, un Haïtien est mort après s’être perdu dans une tempête, près du chemin Roxham. D’autres sont morts noyés dans les eaux du fleuve près d’Akwesasne, en mars dernier.

Les gendarmes de la Division C ont effectué quatre sauvetages de migrants qui tentaient de franchir la frontière de façon irrégulière ces dernières semaines et la GRC veut aussi améliorer ses formations en ce sens, et son équipement.

« Ce sont des tragédies humaines que l’on veut éviter », conclut M. Massé.

Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l’adresse postale de La Presse.

Quelques réalisations du Programme d’intégrité frontalière en 2023

Saisie en Australie de 687 kilogrammes de méthamphétamine qui arrivait du Québec

Saisie au Québec de 156 kilogrammes de cocaïne destinée à l’Australie

Saisie de 4000 kilogrammes d’opium destiné au reste du Canada

Collaboration de la Division C avec un groupe de corps de police sud-américains voué à la détection des voiliers transportant de la drogue