Depuis quatre ans, deux bébés souffrant de malnutrition extrême se sont retrouvés aux urgences d’un hôpital de la région montréalaise. La dénutrition des deux nourrissons, âgés de 11 et 15 mois, était telle que leurs os étaient complètement déminéralisés et pouvaient se fracturer au moindre choc.

Dans le cas le plus récent, survenu en octobre dernier, le bébé avait plus d’une vingtaine de fractures et était sans vie à son arrivée à l’hôpital. L’enfant est littéralement mort de faim.

Les ambulanciers qui sont intervenus dans le domicile des parents, à Montréal-Nord, ont été « secoués » par ce qu’ils ont vu, admet l’avocat Michel Valotaire, responsable de l’accès à l’information à Urgences-santé, qui n’a pas voulu donner plus de détails et a décliné notre demande d’entrevue.

La famille comptant quatre autres enfants était réunie au salon autour du corps du bébé.

C’était une sorte de cérémonie vraiment étrange qui se déroulait alors que le bébé était mort depuis plusieurs heures.

Une source bien au fait du dossier, qui a réclamé l’anonymat, car elle n’est pas autorisée à parler aux médias

L’enfant a été transporté à la Cité-de-la-Santé de Laval, où on a constaté son décès. Le corps de l’enfant a par la suite été transféré à Montréal pour qu’une enquête du coroner soit réalisée. Le rapport de la coroner Julie-Kim Godin n’a toujours pas été rendu public.

Le pathologiste qui a examiné le petit corps a diagnostiqué plus d’une vingtaine de fractures, selon nos informations. Le bébé était si dénutri que ses os étaient déminéralisés, et pouvaient facilement se fracturer. Le pathologiste, nous dit-on, n’avait jamais vu un tel cas de malnutrition au cours de sa carrière.

Les quatre autres enfants de la fratrie, dont le plus jeune avait 3 ans, ont été pris en charge par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Au moment de publier, donc près de neuf mois après les faits, « l’enquête policière est toujours en cours », indique la porte-parole Anik de Repentigny au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM).

Selon les informations que nous avons pu colliger, certains des autres enfants de la fratrie souffraient eux aussi de retards de développement, notamment dus à la malnutrition. Le régime des enfants était très pauvre en nutriments et la famille ne consultait pas de médecin.

La famille fréquentait l’Église adventiste du septième jour. « Ils ont fréquenté nos services d’aide aux familles, ils ont fréquenté l’église, mais ils n’étaient pas membres de l’église », précise le pasteur Marc Bouzy, secrétaire de la Fédération des adventistes du Québec. Selon lui, la famille avait eu un parcours migratoire difficile, en provenance d’Haïti, et était récemment arrivée au Québec.

L’Église adventiste, qui demande à ses fidèles d’adopter un comportement alimentaire sain, « n’impose rien » en matière alimentaire, précise Gabriel Monet, doyen de la Faculté adventiste de théologie de Collonges-sous-Salève, en France. « Chaque personne fait ses propres choix en matière de santé. » Environ la moitié des adventistes sont végétariens, évalue M. Monet, et 10 %, donc une petite minorité, sont végétaliens.

Le cas du bébé dénutri que nous rapportons est déplorable et condamnable, tient à préciser M. Monet. « Je ne peux que regretter que des familles choisissent un tel rigorisme alimentaire. Cette famille a probablement adopté ces positions avec des interprétations jusqu’au-boutistes, mais l’Église adventiste ne prône pas du tout cela. » Les adventistes comptent 51 églises au Québec. À Montréal, elles sont particulièrement fréquentées par la communauté haïtienne. À l’échelle mondiale, l’Église adventiste compte 20 millions d’adeptes.

Un cas similaire en 2019

Mais le plus troublant, c’est que le cas de ce nourrisson était le second à survenir en trois ans dans la région montréalaise. Un autre bébé, de 15 mois celui-là, s’est retrouvé à l’hôpital Sainte-Justine en mai 2019 avec un portrait clinique presque identique. Les parents se sont retrouvés aux urgences parce que leur enfant avait une bosse à la clavicule.

« Le personnel a trouvé l’enfant dans un état rachitique et a constaté une fracture de la clavicule, indique la dénonciation policière, rédigée en juillet 2019. L’enfant souffre de carence en tout. Ses os sont déminéralisés, ce qui les rend friables à tel point qu’un simple choc peut causer une fracture. »

Au total, l’enfant a quatre fractures aux bras et aux jambes. À son arrivée à l’hôpital, il risquait l’arrêt cardiovasculaire à cause du très bas taux de calcium dans son sang.

Il est vu par la pédiatre Karine Pépin, qui établit qu’il souffre de « rachitisme », avec un poids de 6 kg alors que la norme, à cet âge, est plutôt de 10 ou 11 kg. Son état, estime-t-elle, « ne peut qu’être dû à la malnutrition ». Le rachitisme est accentué par la peau noire du bébé, qui absorbe moins la vitamine D, note la pédiatre.

Les deux enquêteurs du SPVM chargés de l’affaire se rendent à l’hôpital. Ils constatent l’état grave dans lequel se trouve l’enfant. « Il est couché dans une civière, ses deux bras et ses deux jambes immobilisés dans des plâtres. Il est très maigre, amorphe, et sa peau ridée. »

Lorsqu’on leur fait part du diagnostic de leur nourrisson, les parents semblent détachés, indifférents. « La mère n’est pas inquiète du poids de son enfant », note la pédiatre.

Le nourrisson n’est pas mort malgré son état. Les deux autres enfants de la fratrie sont placés par la DPJ.

Là encore, le rapport médical établit que les parents ont une diète végétalienne restrictive, sans gluten et sans produits chimiques. La mère ne se nourrit que de fruits. L’un des enfants de la fratrie, qui fréquente l’école, se plaint fréquemment d’avoir faim. « La mère a chicané l’école, car on lui a donné une pomme », précise la dénonciation policière. Quant à lui, le bébé consomme du lait maternel, des laits végétaux et quelques bouchées de fruits chaque jour.

Nous avons cherché à savoir si ces parents étaient eux aussi des adventistes, mais personne n’a été en mesure de nous donner cette information.

Dans ce cas, cependant, l’enquête policière a été conclue. « Nous avons soumis le dossier au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) au terme de notre enquête. Celui-ci a refusé de l’autoriser et de déposer des accusations », indique Anik de Repentigny.

Pourquoi ? « À la suite de l’analyse du dossier d’enquête soumis par les policiers, le DPCP a conclu qu’aucune accusation ne pouvait être portée relativement à cet évènement, n’ayant pas la conviction d’une perspective raisonnable de condamnation », répond la porte-parole du DPCP, Audrey Roy-Cloutier.