Un groupe de policiers-comédiens spécialistes des missions d’infiltration a eu recours à tous les ingrédients d’un bon film dramatique afin de piéger un avocat qui tentait d’acheter le témoignage d’un ancien cadre de SNC-Lavalin pour 4 millions de dollars. Leur cible n’y a vu que du feu. Et vous, vous seriez-vous rendu compte qu’il s’agissait d’une mise en scène ?

L’idée originale

Les images tournées par une équipe de la GRC ont été présentées cette semaine au procès de Sami Bebawi, ancien vice-président directeur de SNC-Lavalin accusé de corruption.

En 2013, un ancien cadre de SNC-Lavalin qui se trouvait en prison en Suisse a accepté de collaborer avec la justice et produit une déclaration incriminant M. Bebawi. Ce témoin a ensuite reçu une offre de l’entourage de M. Bebawi : on lui offrait plusieurs millions s’il acceptait de changer sa version. L’offre est venue de Constantine Kyres, avocat montréalais embauché par M. Bebawi.

Informés de l’affaire, les policiers ont lancé une opération d’infiltration pour s’approcher de l’avocat et le prendre la main dans le sac alors qu’il tentait d’acheter le témoin. Dans la mesure du possible, les rencontres seraient filmées sous plusieurs angles de caméras.

Un scénario élaboré

La GRC a envoyé l’un de ses agents d’infiltration, qui se faisait passer pour un « consultant », rencontrer Me Kyres. Il disait avoir été embauché par le témoin pour négocier le versement des millions et le changement de témoignage. Mais il avait besoin de se faire expliquer clairement, à maintes reprises, ce que l’avocat attendait de lui.

Le policier-comédien a discuté de nombreuses fois au téléphone avec Me Kyres et l’a rencontré plusieurs fois, à Montréal et à Toronto. Me Kyres a proposé que Sami Bebawi « prête » 4 millions au témoin, en lui faisant comprendre sans nul doute que ce prêt n’aurait pas à être remboursé.

Un personnage principal convaincant

Dans le rôle principal du « consultant », l’agent d’infiltration a été très convaincant. Il a parsemé ses conversations de références à la météo, à des voyages, des restaurants, aux problèmes de circulation causés par les chantiers de construction, ce qui a donné un personnage incarné, authentique.

Surtout, il s’est laissé désirer. Il a mis énormément de temps avant d’accepter l’offre de transaction de Me Kyres, se montrant parfois méfiant, parfois incertain des modalités, parfois simplement en attente d’instructions de son client, qui était détenu en Suisse.

« J’essaye encore de me faire une tête sur certaines affaires », a-t-il dit pendant la première rencontre.

« Laisse-moi faire une couple d’appels et je vais voir ce que je peux faire », a-t-il souvent dit, avec l’air assuré d’un homme d’affaires extrêmement occupé qui brassait de grosses affaires.

Il semblait tout à fait prêt à parler de sa vie personnelle et de sa carrière, mais n’avait jamais le temps. « Je suis entre Toronto et Vancouver… C’est une longue histoire, on en reparlera ! », a-t-il dit lorsque l’avocat lui avait posé une question sur sa ville de résidence.

Un jour, Me Kyres lui a fait remarquer qu’il n’avait aucune preuve que le consultant ne travaillait pas en réalité pour la police. L’agent d’infiltration a éclaté d’un immense rire sonore, comme si la suggestion était complètement absurde.

« On a passé ce stade », a-t-il répliqué lors d’une rencontre, pour bien montrer qu’ils devaient maintenant avoir confiance l’un en l’autre.

Une solide distribution

Autour du « consultant », d’autres agents de la GRC ont interprété des rôles secondaires. Lorsque Me Kyres a été invité à rencontrer le consultant à ses bureaux de Toronto, la police a aménagé de faux bureaux au centre-ville, truffés de caméras cachées et de micros.

Une policière a joué le rôle d’une secrétaire-réceptionniste enjouée qui proposait toujours un bon petit café à l’avocat et à son patron. Un autre policier a campé un collègue de travail installé dans le bureau. Des téléphones sonnaient, les réunions étaient parfois interrompues, l’endroit était vivant.

Un quatrième agent de la GRC a incarné le chauffeur privé qui a été envoyé par le consultant pour aller chercher Me Kyres à son hôtel ou à l’aéroport avant les réunions.

Des accessoires

À la première rencontre, Me Kyres a exigé une pièce d’identité du consultant pour savoir à qui il avait affaire. L’agent d’infiltration a alors sorti un faux passeport tout à fait réaliste, dans lequel on avait pris soin d’apposer des tampons d’entrées dans différents pays.

Lors des rencontres, il pouvait exhiber des documents immobiliers liés au témoin détenu en Suisse, ou même des documents liés au processus judiciaire qui l’avait conduit en prison, là-bas. Tout cela a été facilement accessible pour les policiers, mais la documentation a vraiment donné l’air au « consultant » de travailler pour le témoin.

Un public conquis

Même après des heures et des heures à côtoyer l’agent d’infiltration, Me Kyres ne s’est jamais rendu compte que tout cela n’était qu’une mise en scène. Il n’a jamais repéré les nombreuses caméras qui captaient ses moindres mouvements.

Parfois, il approchait de l’objectif sans le savoir, s’offrant en gros plan aux spectateurs. D’autres fois, le « consultant » le laissait poireauter seul dans son bureau pendant que la caméra au plafond le filmait en plongée, lui donnant l’air particulièrement seul et vulnérable.

Il a souvent répété « j’ai confiance en toi » à son interlocuteur.

« Je n’ai même pas essayé de faire des vérifications sur toi ou quoi que ce soit. Tu dis que tu es consultant, tu es consultant », a-t-il lancé un jour.

Le procès de Sami Bebawi, dans le cadre duquel ces vidéos ont été présentées, reprendra le 2 décembre.