Des coloris pastel, des canettes longilignes, des références à Barbie, à la limonade, au yoga, à la minceur ou au dévouement maternel… Les fabricants et vendeurs d’alcool dépensent des fortunes pour pousser les femmes à boire en les bombardant de produits et de messages publicitaires stéréotypés – qui envahissent l’esprit en même temps que les rues, les transports publics et les publications d’influenceuses.
C’est la conclusion d’une enquête de terrain réalisée cette année et présentée en primeur lors des Journées annuelles de santé publique, le 29 novembre.
L’Association pour la santé publique du Québec (ASPQ) – qui a consacré plusieurs mois à son enquête – veut que le gouvernement restreigne radicalement ce matraquage promotionnel dans l’espace collectif. Comme le font déjà quatre autres provinces canadiennes, la Ville de New York, la France et l’Irlande, dit-elle.
D’après l’Association, les messages véhiculés conduisent nombre de femmes – tout particulièrement les plus jeunes – à avaler beaucoup d’alcool, sans réaliser l’impact sur leur santé, et à prendre des risques lorsqu’elles attendent un bébé.
« Malgré tout, même la Société des alcools (SAQ) les cible avec des pubs rose tape-à-l’œil, qui couvrent des façades de ses succursales au complet », déplore l’avocate Marianne Dessureault, responsable des affaires juridiques à l’ASPQ.
À ingestion égale, ajoute sa collègue Gabrielle Desjardins, les femmes sont plus à risque que les hommes de développer diverses maladies liées à l’alcool, qu’elles métabolisent moins bien.
L’industrie submerge pourtant le marché de boissons sucrées et fruitées, qui atténuent le goût de l’alcool, dénonce Me Dessureault. « Ça les rend plus attirantes pour les jeunes filles, qui les boivent plus vite. »
Près d’une Québécoise sur cinq a déclaré des épisodes d’abus d’alcool en 2022, soit deux fois plus qu’en 2000-2001, et davantage qu’avant la pandémie, révèlent les plus récentes données de Statistique Canada.
Associer alcool et mode de vie
L’industrie tente au contraire d’associer les boissons alcoolisées « pour femmes » à la santé, dénonce Me Dessureault, preuves à l’appui.
Des annonces mettent en scène des sportives ou des influenceuses réjouies. Qui conjuguent sangria et yoga ou se photographient en plein air et professent leur amour de l’environnement – un verre de blanc à la main.
Des fabricants ont aussi lancé des boissons alcoolisées réduites en calories, baptisées « Svelte » ou « Shape », montrées sur des haltères ou devant une raquette de tennis.
« D’autres messages présentent l’alcool comme un élément essentiel de la socialisation féminine ou de l’accomplissement et de la confiance en soi », ajoute Me Dessureault.
Un brasseur a, à l’inverse, placardé sur des autobus et des abribus une annonce disant : « Froide, mais facile d’approche »…
70 %
Proportion des Québécois d’accord pour arrêter la publicité d’alcool pouvant être vue par des enfants dans l’espace public
Sondage web ASPQ-Léger réalisé auprès de 1008 adultes à la mi-novembre
« Es-tu alcoolique ou enceinte ? »
Ces campagnes font augmenter l’usage d’alcool, estime Me Dessureault. « Elles peuvent changer les quantités, la fréquence et les contextes dans lesquels les consommateurs décident de boire. L’industrie ne débourse pas des millions pour rien. »
À la longue, la déferlante façonne les perceptions et les comportements. « Tout le monde aperçoit ces annonces sur son parcours. Cet enracinement culturel influence la norme sociale. Une personne qui préfère ne pas boire se fait souvent demander : “Es-tu enceinte ?” ou “Es-tu alcoolique ?” Ça lui prend une “bonne raison”, ce qui exerce une pression. »
Au Québec, plus d’une femme sur cinq boit encore de l’alcool après avoir appris qu’elle est enceinte, contre une sur dix au Canada, selon les dernières statistiques disponibles1.
Même ingéré avec modération, l’alcool est associé à une soixantaine de maladies différentes, peu importe le sexe, selon un article publié en juin dans la revue Nature Medicine.
En janvier, le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances a resserré ses recommandations, en expliquant qu’il n’y a « pas de seuil de consommation d’alcool qui soit sécuritaire ».
Réduire l’exposition à la publicité permettrait d’économiser des millions de dollars en frais de soins, plaide Me Dessureault, renversée que la SAQ relève encore du ministre des Finances plutôt que du ministre de la Santé, comme la Société québécoise du cannabis. « On dirait que la principale mission de la SAQ est de faire de l’argent, avec ses cartes de points, ses rabais et ses courriels ciblés… »
On ne dit pas que l’alcool est démoniaque et doit cesser d’exister. Mais on doit pouvoir faire des choix éclairés, et il n’y a rien de moins éclairé qu’un comportement influencé par la publicité.
Marianne Dessureault, responsable des affaires juridiques à l’ASPQ
Interrogée à ce sujet, une porte-parole de la SAQ a écrit que l’organisme respecte « les recommandations en matière de consommation responsable et d’éthique de vente » et « suit toujours avec attention » leur évolution.
L’Association des brasseurs du Québec a répondu que ses membres promeuvent la consommation responsable dans leurs campages et leur étiquetage, qu’ils respectent les lois en matière de marketing et s’ajusteraient sans délai si les règles changeaient.
1. « Grossesse, alcool et représentations sociales chez les femmes », ASPQ, juin 2022
En quoi l’alcool nuit-il à la santé des femmes ?
- Selon l’Organisation mondiale de la santé, un cas de cancer du sein sur quatre serait attribuable à l’alcool (qui cause aussi d’autres cancers chez les deux sexes).
- Les femmes qui boivent deux verres d’alcool par jour seraient quatre fois plus à risque de développer des lésions du foie que les hommes.
- À quantité égale, la coordination motrice et la capacité de traitement de l’information des femmes sont plus altérées.
- Les femmes seraient plus enclines à boire pour engourdir une émotion négative, ce qui est d’autant plus préoccupant qu’elles sont deux fois plus sujettes aux troubles anxieux ou dépressifs.
- Les femmes progressent plus rapidement vers le développement d’un trouble d’usage lié à l’alcool.
- Les femmes se font prescrire davantage de sédatifs, ce qui augmente les effets nocifs de l’alcool, en réduisant son élimination.
Source : Les impacts de la consommation d’alcool sur les Québécoises, ASPQ, août 2023