Eldorado ou mirage ? L’exploration minière en eaux profondes est le nouveau champ de bataille au nom de la transition énergétique. Mais cette ruée vers des minerais situés au fond des océans ne fait pas l’unanimité.

Quand une dent de requin suscite la convoitise

Dans le Pacifique, à une profondeur de 4000 mètres, le fond de l’océan ressemble à un champ de pommes de terre prêtes à être cueillies. Ces « pommes de terre » sont en réalité des concrétions minérales qui ont mis des millions d’années à se former.

Imaginons un requin qui a perdu une dent il y a des millions d’années. Celle-ci a coulé jusqu’au fond de l’océan, accumulant au passage des minerais présents dans l’eau salée comme du cobalt, du cuivre, du fer, du manganèse ou du nickel. La couche s’épaissit autour de la dent, au fil des millénaires, jusqu’à former ce qu’on appelle aujourd’hui un nodule polymétallique.

C’est ainsi qu’une dent de requin est devenue objet de convoitise de l’homme – qui veut en récupérer les minerais – dans sa course pour atteindre la carboneutralité.

Le Canada demande un moratoire

Le 10 juillet dernier, le Canada a officiellement demandé un moratoire sur l’exploitation minière des fonds marins en zone internationale. Le gouvernement Trudeau se joint ainsi à une vingtaine de pays, dont la France et l’Allemagne, qui réclament une pause le temps de mieux comprendre les nombreux impacts des activités minières en eaux profondes.

Plus de 30 multinationales sont du même avis, dont BMW, Google, Samsung, Volvo et Volkswagen, tout comme de grandes banques britanniques, qui refusent de financer des activités minières sous-marines.

La communauté internationale cherche une voie de passage qui permettrait d’arracher un accord auprès des 169 membres de l’Autorité internationale des fonds marins (International Seabed Authority, ou ISA, en anglais), organisation créée en 1994 afin de gérer une zone qui couvre un peu plus de la moitié (54 %) des océans.

Plusieurs pays, dont la Chine, la Russie et la Norvège, veulent néanmoins aller de l’avant et demandent l’adoption d’un cadre réglementaire pour les activités minières sous-marines. Faute d’entente, des entreprises peuvent aujourd’hui demander des permis sans que les règles soient encore établies.

Des risques environnementaux encore mal connus

La zone de Clarion-Clipperton, d’une superficie d’environ 4,5 millions de kilomètres carrés, se trouve en plein cœur du Pacifique. À environ 4000 mètres de profondeur, le plancher océanique recèle un trésor : des secteurs entiers jonchés de nodules polymétalliques.

Le fonctionnement de l’exploitation minière en eaux profondes
  • Comment fonctionne l’exploitation minière en eaux profondes

    PHOTOMONTAGE LA PRESSE

    Comment fonctionne l’exploitation minière en eaux profondes

  • Comment ça marche ?

    PHOTOMONTAGE LA PRESSE

    Comment ça marche ?

  • Les composants des nodules

    PHOTOMONTAGE LA PRESSE

    Les composants des nodules

  • La zone de Clarion-Clipperton

    PHOTOMONTAGE LA PRESSE

    La zone de Clarion-Clipperton

1/4
  •  
  •  
  •  
  •  

On y retrouve aussi une riche biodiversité, comme en témoignent des images prises en 2015 par une mission de recherche commanditée par le centre de recherche Geomar, établi en Allemagne.

Voyez les images fournies par le centre de recherche Geomar

En 2019, la prestigieuse revue Nature a publié un éditorial demandant que des règles strictes soient établies pour protéger les écosystèmes marins de l’exploitation minière.

Une étude récente publiée dans la revue Current Biology a constaté une baisse de 43 % des poissons, crevettes et autres animaux marins dans une zone où des travaux d’exploration minière ont été réalisés en 2020, au large du Japon. Une autre étude, parue dans Nature, soutient que les activités minières sous-marines pourraient perturber la migration des thons.

Dans un contexte où les océans se réchauffent et où la biodiversité est menacée, de nombreux scientifiques appellent à la prudence avant d’aspirer et de forer les fonds marins.

« On connaît très bien les impacts des activités minières sur Terre, mais au fond de l’océan, on en sait très peu », affirme Susanna Fuller, une scientifique qui est aussi vice-présidente d’Oceans North, une organisation environnementale qui milite pour la protection des océans.

« Il est certain qu’en exploitant des fonds marins, on va causer des perturbations dans l’environnement », signale Georges Beaudoin, professeur titulaire au département de géologie et de génie géologique de l’Université Laval.

L’industrie, elle, se défend en affirmant que l’exploitation minière sous-marine est moins dommageable pour l’environnement que l’exploitation terrestre. Une affirmation que Philippe Bihouix prend avec un grain de sel. « Pour moi, c’est de l’esbroufe, il va y avoir des impacts. […] À mon avis, c’est là qu’on commet une terrible erreur. Dès qu’on est en milieu marin, on maîtrise beaucoup moins l’impact environnemental », ajoute l’ingénieur et auteur de Quel futur pour les métaux ? (2010) et de L’âge des low tech (2014), deux essais pointant les limites des progrès technologiques.

En avons-nous vraiment besoin ?

Selon Philippe Bihouix, le débat entourant l’exploration et l’exploitation minière en eaux profondes esquive une question essentielle : avons-nous réellement besoin de toutes ces ressources minières ?

« Il y a un consensus, on va avoir besoin d’extraire énormément pour construire tous ces véhicules électriques. Mais il n’y a jamais de questions sur le parc de voitures à construire. Est-ce qu’on a besoin d’autant de ressources minières ? », demande M. Bihouix, qui est également directeur général de l’AREP, une agence publique d’architecture pluridisciplinaire spécialisée dans la transition écologique, établie à Paris.

En entrevue avec La Presse, Philippe Bihouix remet notamment en question la nécessité de construire autant de VUS électriques. « Avec une batterie électrique de VUS, on fabrique 250 batteries pour vélos électriques », souligne-t-il.

« Ne nous laissons pas faire et bloquons ce truc [l’exploitation minière en eaux profondes]. On se mettrait à exploiter intelligemment les mines qu’on a déjà sur Terre et à développer le recyclage, cet argent serait mieux utilisé », croit-il.

Sources : Agence France-Presse, The New York Times, The Narwhal, New Scientist, Agence internationale des fonds marins

PHOTO TAMIR KALIFA, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Le bateau d’exploration minière Maersk Launcher, nolisé par l’entreprise canadienne Metals Co

Un nouveau Klondike ?

L’Agence internationale des fonds marins estime que la zone de Clarion-Clipperton abrite 21 milliards de tonnes de nodules polymétalliques. Ceux-ci contiendraient tout près de 6 milliards de tonnes de manganèse, ainsi que du nickel, du cuivre et du cobalt, mais dans des proportions beaucoup moins importantes.

Pour l’industrie, et pour plusieurs pays, c’est le nouveau Klondike, du nom de cette rivière du Yukon qui a connu une véritable ruée vers l’or à la fin du XIXsiècle. Pour des petits pays insulaires comme les îles Cook, les éventuelles redevances versées par l’industrie pourraient constituer une source de revenus non négligeable.

Le premier ministre de cet archipel, Mark Brown, a déjà qualifié de « condescendantes » les revendications environnementales de pays qui ont endommagé la planète « au cours de décennies de développement axé sur le profit ». « Ne me dites pas d’ignorer ces minéraux indispensables à la révolution verte qui se trouvent dans mon océan », a-t-il rappelé aux dirigeants du monde en 2022.

Mais dans l’éventualité où une exploitation minière commerciale était autorisée, celle-ci serait-elle rentable ?

Tout dépend du prix

« Dans les océans, une question d’économie se posera, croit l’ingénieur Philippe Bihouix. Il n’y a pas aujourd’hui de modèle économique et technique qui a été déterminé. Pour les nodules, on est dans des concentrations qui sont souvent très inférieures aux concentrations qu’on trouve encore sur terre. C’est vrai pour le nickel. La seule exception, peut-être, c’est le cobalt qui a une concentration intéressante. Aller chercher des trucs sous 4000 mètres d’eau à des concentrations inférieures à celles sur terre, à mon avis, l’intérêt économique de le faire est limité. »

PHOTO TAMIR KALIFA, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Échantillons récoltés dans la zone 
de Clarion-Clipperton

« C’est toujours une question économique, corrobore Georges Beaudoin, professeur titulaire du département de géologie et de génie géologique de l’Université Laval. C’est la rareté qui fait augmenter les prix », ajoute-t-il. Même si les concentrations sont inférieures, si la demande est là et que les prix sont intéressants, un gisement peut finir par être exploité, précise-t-il.

Mais il reconnaît dans la foulée qu’une exploitation en eaux profondes pose des défis supplémentaires et risque de faire augmenter les coûts.

Un rapport de Greenpeace publié en février dernier signale que « les projets d’extraction minière en eaux profondes, dont l’exploitation à grande échelle ne pourrait pas démarrer de manière réaliste avant 2030, pourraient remporter des parts de marché substantielles pour le cobalt, le manganèse et le nickel, mais pas pour d’autres métaux ».

Selon la Banque mondiale, les besoins en cobalt, en graphite et en lithium pourraient être quatre à cinq fois plus élevés en 2050 que la production annuelle actuelle.

Une entreprise canadienne, Metals Co, attend impatiemment le signal de départ. Une entente a été conclue avec le Nauru, petit État insulaire du Pacifique. Mais les gros acteurs de l’industrie minière n’ont pas encore manifesté beaucoup d’intérêt pour l’exploitation sous-marine, croit George Beaudoin.

PHOTO TAMIR KALIFA, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Andrew Sweetman, biologiste marin à bord du bateau d’exploration minière Maersk Launcher, inspecte une machine servant à mesurer l’activité biologique sur les fonds marins.

La question de l’exploitation minière des fonds marins est d’autant plus complexe qu’elle nécessite un accord mondial. La zone de Clarion-Clipperton, par exemple, se situe principalement dans les eaux internationales : aucun pays ne peut en revendiquer la souveraineté.

Comme pour les enjeux climatiques, négocier un accord est parsemé d’embûches. À l’Agence internationale des fonds marins, tout accord nécessite un consensus des membres du conseil, composé de 36 pays aux intérêts divergents.

Il faudra cependant attendre au moins jusqu’en 2025 pour qu’un cadre sur l’exploration minière sous-marine soit adopté. Les États ont échoué à trouver un terrain d’entente au cours de la dernière session de l’AIM, qui s’est conclue le 21 juillet dernier.

Consultez le site de l’Agence internationale des fonds marins Consultez le rapport de Greenpeace