Les agriculteurs sont victimes de la crise climatique mais en sont aussi, en partie, responsables. Phénomène méconnu, les champs émettent de grandes quantités de gaz à effet de serre (GES) en raison de l’épandage massif de fertilisants. Un producteur avant-gardiste de la Montérégie a décidé de s’attaquer au problème.

Le GES dont personne ne parle

Saint-Robert — Dès qu’il entre dans son champ, Paul Caplette se met à creuser. Il pioche avec sa pelle, puis il plonge ses mains dans la terre.

Il tire sur un plant de pois et plisse des yeux. « Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! », s’exclame-t-il en pointant un minuscule amas de sphères blanches accrochées au bout d’une racine.

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Au centre, entre les pouces : un nodule

« Ça, c’est une usine, une usine sans GES », explique le producteur céréalier de 59 ans. « C’est ce qu’on appelle un nodule. Ce sont des bactéries qui s’accotent sur la légumineuse. Ce sont des travailleurs minuscules qui vont capter l’azote de l’air et le donner à la plante. »

L’azote (N) est un élément nutritif essentiel à la croissance des plantes. Il peut venir de l’air — grâce à un processus naturel de symbiose entre une plante légumineuse et des bactéries du sol — ou de fertilisants minéraux produits artificiellement en usine.

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Paul Caplette dans ses champs

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’utilisation massive des engrais azotés sous leur forme chimique a haussé la production de nourriture de manière spectaculaire sur la planète. Mais il y a un revers à cette médaille. Un revers invisible et méconnu.

Une portion des engrais azotés appliqués aux champs est relâchée dans l’atmosphère sous forme de protoxyde d’azote (N2O), un gaz à effet de serre qui a un potentiel de réchauffement planétaire près de 300 fois plus élevé que celui du dioxyde de carbone (CO2).

C’est aussi le GES qui contribue le plus à la dégradation de la couche d’ozone.

Au Canada, l’agriculture est responsable d’environ 10 % des émissions nationales de gaz à effet de serre. Les 200 000 fermes du Canada ont généré, à elles seules, 73 mégatonnes (Mt) d’équivalents de dioxyde de carbone (CO2) en 2019.

Ce qui fait les manchettes : le méthane émis par le processus digestif des vaches.

Ce qui passe davantage sous le radar : les 12,75 mégatonnes d’émissions découlant de l’application d’engrais synthétiques sur les terres agricoles du pays.

Et c’est le Québec — dopé par nos sols argileux et ses conditions météo humides — qui rejette le plus fort taux de protoxyde d’azote par hectare agricole au pays.

La princesse au petit pois

À sa ferme de 360 hectares, Paul Caplette fait pousser du blé, du soya, des haricots secs, des pois verts, du canola, du sarrasin, des graines de lin, des graines de tournesol et sa « culture princesse » : le maïs.

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Le maïs est une culture très exigeante en fertilisant.

Pourquoi ce qualificatif royal ? « Parce que le maïs, c’est une culture très exigeante en fertilisant », répond-il.

Pour satisfaire les exigences futures de cette princesse, il lui déroule chaque automne un tapis… vert.

Car au printemps prochain, les pois fourragers, les radis et le blé d’hiver qui se trouvent dans ce champ laisseront place à des rangs de maïs.

Dans leur jargon, les agriculteurs nomment cette pratique les cultures de couverture. Elle consiste à recouvrir les sols agricoles durant l’hiver. Lorsque les légumineuses comme les pois meurent, l’azote est libéré dans le sol et devient disponible pour les cultures suivantes.

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La culture de couverture consiste à recouvrir les sols durant l’hiver par des plantes, comme le pois, qui, à leur mort, libèrent de l’azote dans le sol pour enrichir la culture suivante.

« L’azote, il faut que tu le trouves quelque part. Si tu ne veux pas l’acheter chimiquement, il faut que tu le produises avec ton intelligence agricole », résume Paul Caplette.

Au printemps, c’est une technique nommée semis direct qui est employée pour semer le maïs. Adieu la charrue : elle consiste à planter les semences à travers le couvert végétal qui a dormi sous la neige, à l’aide d’équipement spécialisé.

Cette approche permet de diminuer les quantités d’engrais chimiques appliquées au champ et, au bout du compte, les émissions de protoxyde d’azote.

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Paul Caplette, agriculteur

Je suis rendu au point que dans mon maïs, je suis capable de réduire de 65 % l’azote appliqué et j’arrive au même rendement.

Paul Caplette, agriculteur

Au Québec, le Plan d’agriculture durable 2020-2030 vise une réduction de 15 % des apports de matières fertilisantes azotées sur les superficies en culture d’ici 2030. Autrement dit, Paul Caplette est très en avance.

Dans son plan climat en décembre 2020, le gouvernement du Canada a annoncé une cible nationale pour réduire les niveaux absolus d’émissions de GES découlant de l’application d’engrais de 30 % sous les niveaux de 2020, d’ici 2030.

Invisible et inodore

En 2019, Paul Caplette a réalisé un bilan de carbone de sa ferme avec l’aide de l’agronome Sylvestre Delmotte.

Verdict : de 2003 à 2018, ses émissions de GES par hectare ont baissé de 31 %.

Plus précisément, les émissions liées à la fabrication et à l’épandage des engrais ont diminué de 28 %.

« En gros, résume Sylvestre Delmotte, tout ce qu’on va pouvoir faire pour optimiser l’azote et réduire les quantités qu’on apporte, ça va mener à des réductions d’émissions. »

En 2018, la ferme émettait environ 1200 tonnes d’équivalent de CO2, dont 41 % provenaient de l’application d’engrais aux champs et 14 % de la fabrication de ces engrais. Car le processus industriel de fabrication des fertilisants azotés passe par la combustion de vastes quantités d’énergies fossiles.

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Champs de l’agriculteur Paul Caplette

« Dans une entreprise de grandes cultures, le premier poste d’émission, c’est tout le temps le protoxyde d’azote », explique M. Delmotte, consultant en agroenvironnement.

Cet expert réalise des bilans carbone pour les entreprises agricoles dans le cadre d’un projet nommé Agriclimat. Paul Caplette lui a servi en quelque sorte de cobaye pour tester un calculateur.

« Les agriculteurs ont souvent l’impression que leur principale émission, c’est le tracteur. Parce que lorsqu’on consume du carburant : c’est tangible, on le voit. Alors que les émissions de protoxyde d’azote, c’est invisible, c’est inodore. »

71 %

En 14 ans, soit de 2005 à 2019, l’utilisation d’engrais a augmenté de 71 % au Canada. Au cours de la même période, les émissions de N2O provenant de l’application d’engrais ont augmenté de 54 %.

Source : Agriculture et Agroalimentaire Canada

Du sol à l’atmosphère

Tous les sols dégagent naturellement du protoxyde d’azote (N20), mais dans les terres agricoles, ces émissions sont dopées par l’ajout d’engrais chimiques. Deux processus microbiologiques provoquent ces émanations.

Dans l’air

INFOGRAPHIE LA PRESSE

L’air est composé à 78 % de molécules d’azote. Au début des années 1900, le chimiste allemand Fritz Haber a inventé un processus industriel qui permet de prendre le diazote (N2) de l’air et de le transformer en ammoniac (NH3). L’ammoniac peut ensuite être notamment transformé en nitrate d’ammonium (NH4NO3). C’est le composant principal de plusieurs explosifs, mais aussi d’engrais azotés.

Production exigeante en énergie fossile

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Les engrais azotés sont principalement faits à l’étranger, dans des pays producteurs de gaz naturel comme la Russie, car ce processus nécessite beaucoup de combustibles fossiles. Cette facture de GES est exclue du calcul des émissions agricoles canadiennes.

Apport d’engrais azotés

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L’azote minéral est appliqué aux champs notamment sous forme de granule d’urée (source d’ammonium) et de nitrate d’ammonium. Le nitrate est rapidement absorbé par les racines des plantes.

Nitrification...

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Des bactéries prennent une partie de l’ammonium disponible et le transforment graduellement en nitrates. Ce processus se nomme la nitrification. Du protoxyde d’azote peut alors être relâché dans l’atmosphère.

... et dénitrification

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Un deuxième processus se nomme la dénitrification. Lorsque les champs sont saturés d’eau, donc en situation de manque d’oxygène, des bactéries peuvent convertir les nitrates et retourner l’azote à sa forme moléculaire N2 avec comme produit secondaire du protoxyde d’azote.

Sources : Agriculture et Agroalimentaire Canada et Le Climatoscope

Les millions de travailleurs de l’ombre

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Dans les champs de Paul Caplette, on retrouve une tonne à une tonne et demie de vers de terre par hectare.

Les sols agricoles peuvent émettre des GES, mais ils peuvent aussi servir à stocker du carbone.

Paul Caplette reprend sa pelle. Cette fois, il cherche ses millions d’ouvriers agricoles clandestins. Des employés « gluants », précise-t-il avec humour. « Je suis un dur esclavagiste qui embauche du monde pas cher. Ces employés travaillent pour moi. Tout ce que j’ai à faire, c’est les nourrir. »

Les vers de terre sont la pierre angulaire d’un sol dit « en santé ». Pour séquestrer du carbone dans un sol, il vaut mieux créer des conditions gagnantes.

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L’exploitation agricole de Paul Caplette, en Montérégie

« On a à peu près une tonne à une tonne et demie de vers de terre sur chaque hectare », explique Paul Caplette. « Ces 500 tonnes de vers de terre là, ils ont la capacité de digérer leur poids quotidiennement. Ce qui veut dire que chez nous, petit train va loin. Sans que ça paraisse, sans qu’on fasse de la boucane et sans qu’on sorte les grosses machines : il se brasse 500 tonnes de matériel dans nos sols tous les jours. »

Ce sol en santé est d’abord rendu possible grâce à la technique du semis direct, qui saute l’étape du labour.

Au fond, c’est comme si tu passais un tsunami chaque année sur le même village. Le ver de terre prend un an et demi à se reproduire donc si tu lui détruis sa cabane de reproduction, à un moment donné, il est en déclin, tu n’en trouves plus.

Paul Caplette, agriculteur

L’abandon du labour permet aussi de diminuer le carburant utilisé par la machinerie agricole. « Avec les méthodes traditionnelles, on va utiliser entre 100 et 120 litres à l’hectare de carburant, c’est énorme. Nous autres, en semis direct, on roule à 48 litres de carburant à l’hectare. »

De 2003 à 2018, ses émissions de GES liées à l’usage de carburant ont donc chuté de 22 %.

Un « ovni »

Les vers de terre se régalent des résidus de culture. Leurs déjections se nomment turricules. Elles ressemblent à de petits tortillons. Ces substances contribuent à hausser le taux de matières organiques, c’est-à-dire la matière du sol qui est issue du vivant.

La matière organique, c’est du carbone. Donc si on augmente la matière organique, ça veut dire qu’on va chercher du carbone dans l’atmosphère et qu’on le séquestre dans le sol.

Sylvestre Delmotte, agronome

Après 25 ans de culture en semis direct, le taux de matières organiques est passé de 1,6 % à 2 %, selon ses champs, à 2,8 % à 3,5 % aujourd’hui. Cela peut paraître minuscule, mais hausser le taux de matière organique au Québec est une prouesse.

En 2018, le carbone séquestré chaque année dans les sols de Paul Caplette est venu compenser environ 60 % des émissions annuelles de sa ferme.

« Ce qui est séquestré annuellement dans les sols est équivalent aux émissions de 195 voitures de taille moyenne qui font 20 000 km par an », explique Sylvestre Delmotte.

Les vers de terre aident aussi à aérer et à structurer les sols, en réalisant des galeries dans la terre.

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Les vers de terre aident à aérer les sols en réalisant des galeries, ce qui permet notamment de mieux drainer les champs lors de fortes pluies et, ainsi, de diminuer les émissions de GES.

Ce sont des bactéries qui produisent le protoxyde d’azote avec un produit issu des engrais azotés : les nitrates (NO3). Pour y parvenir, le sol doit être en situation d’anoxie, soit en manque d’oxygène. C’est le cas au Québec après la fonte des neiges ou après de fortes précipitations. Par ailleurs, nos sols argileux ont tendance à davantage retenir l’eau que les sols sablonneux de l’Ouest canadien.

« S’il y a de gros coups d’eau en peu de temps dans un sol bien structuré, ça va pouvoir s’infiltrer en profondeur plus rapidement. Donc, on se retrouve avec un sol qui est moins longtemps en situation d’anoxie et indirectement, ça va permettre de réduire les émissions de protoxyde d’azote, car l’eau stagnera moins longtemps en champ », ajoute Sylvestre Delmotte.

Paul Caplette est une vedette du monde agricole, grâce notamment au blogue qu’il tient dans le Bulletin des agriculteurs et à ses interventions dans les réseaux sociaux. Ce pionnier des techniques agroenvironnementales sent un engouement grandissant pour ces méthodes dans les campagnes.

« Au milieu des années 2000, quand je parlais de gaz à effet de serre, j’étais comme un ovni », résume Paul Caplette. « C’est plate, mais comme humain, on dirait qu’il faut tout le temps avoir le nez dans la vitre pour se réveiller. On est rendus, en gros, à cette étape-là. »