Ils font l’actualité. Ce sont des acteurs de changement dans leur domaine. Mais on les connaît peu ou pas. La Presse vous en présente tout l’été.

Petite, Amélie Grégoire Taillefer promenait les mantes religieuses en poussette.

« À la maison, on n’avait pas le droit de tuer ce qui était vivant. J’allais libérer les insectes dehors — y compris les araignées », raconte la biologiste et entomologiste de 39 ans.

Amélie Grégoire Taillefer a passé son enfance à quatre pattes à observer les bibittes dans le petit bois derrière chez elle à Mercier, en Montérégie.

Une mère comptable. Un père technicien chez Bell. Pas besoin d’une formation scientifique pour inculquer l’amour des bêtes, même les plus petites.

C’est probablement de là que lui vient sa vocation.

PHOTO FOURNIE PAR ESPACE POUR LA VIE

Amélie Grégoire Taillefer coordonne le projet scientifique communautaire les Sentinelles du Nunavik.

Cet été, celle qui coordonne le projet scientifique communautaire les Sentinelles du Nunavik vit dans ses valises.

Mme Grégoire Taillefer multiplie les allers-retours au Nunavik et à la Baie-James où elle enseigne à de jeunes Inuit et Cris à identifier et à préserver les papillons et à en dresser un inventaire.

Mis sur pied en 2019, le projet donne de premiers résultats impressionnants. Même si son envol a été ralenti par la pandémie, il a déjà mené à la découverte d’une sous-espèce de papillon virescent : le Colias tyche siaja.

Siaja en l’honneur de Siaja Parceaud-May, la jeune Inuk qui a fait l’extraordinaire découverte.

La nouvelle n’a pas fait grand bruit lorsqu’elle a été dévoilée début juin, mais elle n’en est pas moins importante.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Maxim Larrivée et Amélie Grégoire Taillefer, à l’Insectarium de Montréal

C’est le type de découverte qui permet aux scientifiques d’évaluer les conséquences des changements climatiques sur la faune des insectes et, aux côtés des communautés du Nunavik, de définir les mesures à prendre pour aider les communautés à se préparer aux changements, explique le directeur de l’Insectarium de Montréal et l’un des instigateurs du projet, Maxim Larrivée.

Siaja est la première sentinelle formée. L’Inuk de 31 ans a fait cette découverte à sa première sortie d’observation, dit M. Larrivée en insistant sur le mot PREMIÈRE, alors que lui, le scientifique quadragénaire rêve de faire une découverte du genre depuis qu’il a l’âge de manier un filet de papillons.

Lisez l’histoire de Maxim Larrivée

À ses yeux, le potentiel du projet scientifique communautaire est immense.

La Presse rencontre les deux entomologistes par une journée pluvieuse de juillet dans le magnifique musée consacré aux insectes récemment rouvert à Montréal après des rénovations majeures. Mme Grégoire Taillefer est de passage « dans le Sud » entre deux séjours dans le Nord.

Une job, vraiment ?

« Je ne te crois pas. C’est une vraie job ? »

C’est la réaction unanime que les jeunes ont lorsqu’on leur annonce que l’Insectarium peut les embaucher pour l’été pour répertorier les papillons dans leur communauté, raconte Mme Grégoire Taillefer.

La démarche est sérieuse. Les jeunes doivent faire un CV, passer une entrevue, se procurer leur numéro d’assurance sociale, s’ouvrir un compte de banque, etc.

Au moment de l’entrevue, Mme Grégoire Taillefer revient tout juste de former de nouvelles sentinelles début juin à Kuujjuaq et à Chisasibi.

Il y a Robert, 15 ans, un jeune de peu de mots avec un grand talent pour repérer les insectes dont c’est la première job. Et Haylee, 22 ans, qui étudie en biologie à l’université « dans le Sud » et qui ne croyait pas possible de travailler dans son domaine « chez elle » pour l’été.

Le projet est autant bénéfique pour le développement du jeune que pour documenter la biodiversité.

Maxim Larrivée, directeur de l’Insectarium de Montréal

Ces deux dernières années, même si Mme Grégoire Taillefer n’a pu se rendre dans le Nord à cause de la pandémie, elle a tissé des liens avec des enseignants là-bas. Elle leur a donné des formations à distance, en plus de leur envoyer des trousses éducatives.

Aujourd’hui, elle récolte les fruits de ses efforts. C’est l’une de ces profs qui a repéré l’intérêt de l’ado Robert pour les petites bêtes et qui a aidé ce dernier à décrocher ce premier emploi de rêve.

La scientifique — elle-même mère de trois enfants — « connecte » facilement avec les jeunes. Il faut dire qu’elle a des airs de jeune tante cool avec ses bras couverts de tatouages colorés — des hibiscus.

« J’ai aussi un coléoptère dans le dos », précise-t-elle lorsqu’on lui fait remarquer que ses tatouages de fleurs manquent de pollinisateurs.

Sa passion est communicative. Elle pourrait parler de la diversité des mouches en milieux humides — son sujet de doctorat qu’elle a réalisé à l’Université McGill — durant des heures. « Ça fait tout, les mouches, on va avoir des prédateurs, des parasites, des décomposeurs, des pollinisateurs », souligne-t-elle, les yeux brillants.

Dans le Nord comme dans le Sud, les enfants à qui elle donne des ateliers expriment systématiquement du dégoût — des « ouach » bien sentis — au moment où on leur annonce qu’ils vont observer des araignées ou des papillons de nuit.

Quand les petits ne poussent pas littéralement des cris d’horreur, craignant — à tort — que les papillons de nuit les piquent.

Puis rapidement, quand la scientifique leur explique le lien entre les insectes, les plantes et les petits fruits dont ils raffolent, leurs regards s’illuminent.

Vaste programme

À l’heure actuelle, on ne sait à peu près rien des insectes que l’on retrouve dans le Nord, souligne Mme Grégoire Taillefer. « Dans l’Arctique, on estime qu’il y a environ 3000 à 4000 espèces d’insectes. Mais on ne sait pas encore lesquelles, poursuit-elle. Donc on ne peut pas savoir quels sont leurs rôles dans les milieux là-bas. En on ne connaît pas leur distribution non plus. »

En d’autres mots, pour arriver à prédire quels seront les changements climatiques qui auront un effet sur cette faune-là ; qui entraînera un effet sur les plantes ; qui entraînera un effet sur les humains, énumère-t-elle, il faut d’abord savoir quelles espèces vivent dans le Nord.

Aux premières loges des changements

« Les Inuit ne sont aucunement responsables des changements climatiques, mais ce sont ceux qui en sont le plus victimes », déplore M. Larrivée.

Le scientifique a été marqué par une rencontre avec un aîné dans un parc national du Nunavik. Ce dernier lui montrait du doigt tous les changements observés de son vivant.

Là, il me pointait un endroit asséché qui avait été jadis un étang, puis un oiseau qui n’avait pas l’habitude de vivre aussi au nord, puis une sorte d’arbre en train de pousser là où avant il n’y avait aucun buisson.

Maxim Larrivée, directeur de l’Insectarium de Montréal

Dans les ateliers avec les plus jeunes, l’idée n’est pas de leur faire peur avec la rapidité des changements observés sur la faune et la flore. Les deux scientifiques veulent plutôt les amener à connaître et à valoriser la nature pour qu’ils aient envie de la protéger.

« Il n’y aura pas de changements sociétaux tant que tous les gens ne diront pas d’une même voix : pour moi, la nature c’est important pour ma santé, pour mon bien-être, même pour mon portefeuille », ajoute M. Larrivée.

Déjà la première sentinelle, Siaja, en a recruté d’autres, motivées par sa découverte. Si cet élan se poursuit, il y aura bientôt des jeunes dans tous les villages du Nunavik et de la Baie-James formés pour protéger et documenter le monde naturel qui les entoure.