Une solution au problème de la pollution des microplastiques dans la mer se trouve peut-être déjà… dans l’océan. Une équipe de l’Université McGill travaille à créer un plastique biodégradable à partir des carapaces de crevettes, crabes et homards.

Pour l’instant, ce ne sont que de petites pastilles de plastique blanches ou vertes qu’on trouve seulement dans le sous-sol du pavillon de chimie de l’Université McGill. Mais demain, ce bioplastique se retrouvera peut-être sous la forme de bâtonnets à café, de bouteilles de jus, d’ustensiles, bref, d’objets de tous les jours qui, s’ils se retrouvent jetés dans la mer, disparaîtront doucement, sans même laisser de microtraces.

Une solution au problème des microplastiques persistants dans les océans ? L’équipe de la professeure de chimie Audrey Moores travaille fort pour en développer une. Et l’ingrédient principal du plastique écologique que les chimistes sont en train de mettre au point vient justement d’un déchet maritime : la carapace des crustacés.

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Audrey Moores, professeure agrégée en chimie, dans son laboratoire de l’Université McGill 

Celle-ci contient essentiellement trois choses : des protéines, du calcium et, surtout, de la chitine. « La chitine est un polymère qui ressemble à la cellulose – celui qu’on retrouve dans les plantes », dit la professeure Moores, en montrant des flocons de carapaces de crevettes séchées. « C’est un polymère qui a des propriétés mécaniques très intéressantes, il est résistant et souple à la fois. »

Pour utiliser les propriétés de la chitine, il faut d’abord la transformer en chitosane. Mais le procédé de transformation classique, mis au point il y a plusieurs années, requiert une quantité importante de solvants toxiques et corrosifs, en plus d’utiliser beaucoup, beaucoup d’eau. Ainsi, même s’il dispose d’énormes stocks de déchets de crustacés, le Canada ne produit pas de chitosane et importe le matériau (utilisé notamment en pharmaceutique) de Chine.

« On s’est donc demandé si on pouvait changer le procédé de transformation », explique Audrey Moores. Au lieu d’utiliser les solvants pour séparer les composantes de la carapace, son équipe s’est tournée vers la chimie mécanique.

Les vertus du brassage

Dans un petit contenant, les chimistes mêlent de la poudre de carapaces broyées avec de la poudre d’hydroxyde de sodium (de la soude). Le contenant est mis dans un agitateur qui brassera vigoureusement le mélange – à raison de 30 mouvements par seconde – pendant cinq minutes, pour amorcer la transformation chimique.

Puis, le mélange est laissé au repos dans un four à basse température (50 degrés) avec un taux d’humidité contrôlé. Trois jours plus tard, la transformation chimique est terminée, et il suffit de rincer le chitosane avec un peu d’eau pour pouvoir l’utiliser.

« Cette technique de mécanochimie commence à devenir très populaire », observe Mme Moores.

On se rend compte qu’on peut faire des choses qui nécessitent normalement de grandes quantités de solvants. Ça ne marche pas pour tout, mais il y a des réactions chimiques pour lesquelles ça marche vraiment bien, et pour lesquelles l’empreinte environnementale est diminuée.

Audrey Moores, professeure de chimie

Au terme de l’opération, le nouveau procédé de transformation de la chitine en chitosane aura nécessité beaucoup moins de produits chimiques, d’eau et d’énergie que le procédé habituel.

Et surtout, ont découvert les chimistes de McGill, leur chitosane n’est pas soluble dans l’eau, contrairement au chitosane habituel qu’on utilise notamment en pharmaceutique ou en alimentation (pas de panique pour les allergiques : la protéine allergène du crustacé est détruite pendant le processus). « On a découvert que notre chitosane avait toutes les propriétés de celui produit avec les procédés habituels, mais qu’en plus, la fibre était beaucoup moins abîmée par le processus. »

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En beige et en vert, les pastilles de polymères faites à base de chitosane extrait des carapaces de crustacés, qu’on voit au centre de l’image. La poudre de carapaces est mélangée à de la poudre d’hydroxyde de sodium (et des billes pour mieux brasser le mélange) pour créer le chitosane.

Ce qui ouvre la porte à son utilisation dans une panoplie d’objets solides qui ne craindront pas la présence d’eau. « Le chitosane est un produit très intéressant. Il est antibactérien, et il a la propriété de capturer les métaux dans l’eau. » Il est aussi biodégradable. « S’il devait aboutir dans la nature, on sait que ce matériau finira par se décomposer. On ne sait pas encore en combien de temps, mais on sait qu’il y a tous les microbes, tous les enzymes dans la mer pour pouvoir les décomposer. »

Valoriser les déchets de la mer

Jusqu’ici, Audrey Moores a perfectionné le procédé en produisant quelques grammes de chitosane à la fois. Mais bientôt, l’expérience passera en vitesse supérieure grâce à l’arrivage de plusieurs kilos de crustacés de la Nouvelle-Écosse dans le labo montréalais.

Non, les chimistes ne s’empiffreront pas de homard des Maritimes juste pour les besoins de la science… Ils utiliseront plutôt la carapace du crabe vert, une espèce invasive qui a détruit des écosystèmes du parc national Kejimkujik, dans le sud de la Nouvelle-Écosse, et dont les biologistes sont bien heureux de se débarrasser pour une bonne cause.

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Un crabe vert, photographié dans les eaux du parc national Kejimkujik en Nouvelle-Écosse. Cette espèce invasive détruit notamment les plantes aquatiques zostères, où nichent les oiseaux migrateurs. 

Chose certaine, il ne manque pas de crustacés au pays pour alimenter les broyeurs des chercheurs. « Les compagnies qui transforment les crustacés dans les Maritimes et au Québec sont confrontées à un problème de déchets », dit Mme Moores. « On a une grosse demande des gens de l’industrie pour valoriser ce produit. »

Selon les études, près de 9 millions de tonnes de déchets de plastique finissent dans les océans chaque année. La quantité de déchets de crustacés, elle, s’élève à environ 8 millions de tonnes par année. « On ne va pas remplacer tous les plastiques du monde par ce bioplastique », dit Audrey Moores. « Mais si on remplace les plastiques à usage unique, déjà, on va s’attaquer à une partie du problème. C’est ça, l’objectif. »