Durant la campagne qui s'achève, notre journaliste Gabriel Béland a traversé le pays en train. D'Halifax à Vancouver, il s'est arrêté là où les caravanes électorales s'attardent peu. Hier, il a visité la circonscription de Vancouver-Sud.

Mahmadul Hoque est un homme inquiet. Le Vancouvérois rencontré hier dans un petit marché indien n'est pas angoissé par le prix du lait, ou parce que les avocats qu'il tâte d'une main distraite sont trop mûrs; M. Hoque a plutôt peur pour son candidat.

«Je vais voter libéral comme je le fais depuis toujours. Je suis un immigrant et ce parti a fait beaucoup pour nous, dit-il. Mais j'ai peur que cette fois-ci, les gens qui pensent comme moi ne soient pas assez nombreux.»

L'Indo-Canadien de 42 ans habite dans Vancouver-Sud, l'une des circonscriptions les plus multiethniques au pays. Il suffit de lire les noms des commerces dans la rue Fraser, principale artère du secteur, pour s'en convaincre. Le pharmacien est d'origine indienne, l'opticien a émigré du Vietnam, la blanchisseuse est philippine... Dans ce quartier hérissé de bungalows, plus de 60% de la population est née à l'extérieur du pays.

On prévoyait donc pour Vancouver-Sud une rude bagarre entre libéraux et conservateurs pour le coeur des nouveaux Canadiens. Aux dernières élections, le candidat-vedette libéral Ujjal Dosanjh l'avait emporté par seulement 20 voix. La plus petite majorité au pays.

Mais alors qu'une lutte à deux s'annonçait, la montée du NPD dans les intentions de vote vient brouiller les cartes. Plusieurs analystes estiment désormais que «l'effet Layton» pourrait sceller la victoire des conservateurs dans cette circonscription urbaine. Il s'agirait d'une percée symbolique pour les troupes de Stephen Harper: au scrutin de 2008, elles n'avaient fait élire aucun candidat dans les villes de Vancouver, Toronto et Montréal.

Mahmadul Hoque jure qu'il aime bien les néo-démocrates. Il vote pour eux aux élections provinciales. Mais il estime «qu'ils ne sont pas assez forts pour le fédéral, qu'ils n'ont pas l'envergure».

Il craint maintenant que la division du vote n'ouvre grande la porte à la candidate conservatrice, Wai Young. «Ce serait terrible que ça se produise. Les conservateurs ne sont pas bons pour les immigrants, lance-t-il. Et ils sont en train de détruire l'image du Canada, en se faisant des ennemis partout sur la planète. Leur défense aveugle d'Israël nous a déjà coûté un siège à l'ONU, vous savez!»

Si la «guerre des pancartes» peut servir d'indication, force est de constater que les néo-démocrates ont plusieurs appuis à Vancouver-Sud. Les taches orange se font nombreuses sur les pelouses du quartier.

Aux dernières élections, le NPD avait obtenu 17% des voix. Tout gain supplémentaire se fera surtout aux dépens des libéraux, croit un sondeur. «En Colombie-Britannique, les conservateurs qui font volte-face au profit du NPD habitent dans les banlieues et à la campagne, explique Greg Lyle, directeur de l'Innovative Research Group. À Vancouver-Sud, les gains de Jack Layton vont se faire chez les électeurs libéraux.»

La hausse de popularité du NPD est moins frappante en Colombie-Britannique qu'au Québec. Selon M. Lyle, le parti a vu ses intentions de vote grimper de 6% depuis le début de la campagne. Sur les 36 sièges que compte la province, les néo-démocrates de Jack Layton pourraient en gagner 2 ou 3 supplémentaires, estime le sondeur. Les libéraux en perdraient tout autant, alors que les conservateurs feraient du sur-place.

Ramer à contre-courant

Mais à Vancouver-Sud, les libéraux ont encore quelques cartes dans leur jeu: un candidat-vedette et une campagne conservatrice en déroute.

Ujjal Dosanjh est un ancien premier ministre de la Colombie-Britannique; son arrivée à la tête de la province en 2000 a constitué une première au pays pour un Indo-Canadien. Dans ce quartier multiethnique, le fait d'armes en a impressionné plusieurs.

Le politicien d'expérience a mené sa campagne d'arrache-pied et n'a pas ménagé les attaques contre la candidate conservatrice. Il a notamment révélé et dénoncé le soutien qu'a donné à sa rivale Ripudaman Singh Malik, un homme lié à l'organisation terroriste présumée responsable de l'attentat contre le vol 182 d'Air India.

On a aussi appris hier que Wai Young et ses proches étaient à couteaux tirés pour une histoire d'héritage dont les tribunaux se sont saisis. La famille est si divisée que cinq de ses sept frères et soeurs ne voteront pas pour elle.

Il est difficile de savoir si ces révélations auront le moindre impact dans les rues de Vancouver-Sud. Ce qui est sûr, par contre, c'est que le candidat libéral rame à contre-courant des sondages. Ujjal Dosanjh saura-t-il à lui seul garder Vancouver-Sud, ou sera-t-il une victime de plus de «l'effet-Layton»?

Rencontré rue Fraser, Steve Chu affirme que c'est le dernier de ses soucis. Le jeune homme va voter pour le NPD et ne voit surtout pas pourquoi il modifierait son vote pour barrer la route aux conservateurs.

«Le vote stratégique, ce n'est pas mon fort, dit-il en mettant une main à sa casquette des Canucks. Je vote selon mes convictions, c'est tout.»