Les élèves auront-ils bientôt besoin, eux aussi, d’un droit ou d’un devoir de déconnexion ? Dans des écoles privées, tout en plébiscitant souvent eux-mêmes la technologie dans leurs propres matières, les enseignants constatent qu’à l’échelle de l’école, ça fait finalement beaucoup d’écrans.

Manuels scolaires numériques, agenda électronique, devoirs et leçons à l’ordinateur : la technologie se répand, particulièrement dans les écoles privées qui cherchent souvent à se démarquer en se présentant comme étant plus technos que les autres.

« On craint pour la santé mentale des élèves », lance d’entrée de jeu en rencontre avec La Presse Léandre Lapointe, vice-président de la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ–CSN) qui s’occupe du dossier des écoles privées. (Car oui, bon nombre d’enseignants d’écoles privées sont syndiqués.)

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Patrick Lupien, enseignant et président du syndicat des enseignants au collège Regina Assumpta, où les technologies font particulièrement débat

Patrick Lupien, enseignant à Regina Assumpta, à Montréal, donne cet exemple tout bête qui illustre l’importance de dompter la bête.

Petit samedi matin comme les autres. L’enseignant se lance dans ses corrections. Il entre les notes dans le système informatique de l’école, dans le portail accessible à tous. « L’élève a 81 %, mais l’enseignant fait une erreur de saisie et écrit 18 %. »

Banale erreur sans conséquence ? Pas pour l’élève qui, de chez lui, digérera mal ses crêpes en recevant ce 18 % en plein visage. Ou un 48 % qui serait son vrai résultat.

« Les élèves aux prises avec une anxiété de performance peuvent passer toute la fin de semaine à attendre que leur note s’affiche à l’écran », fait observer Léandre Lapointe, lui-même enseignant de profession.

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Valérie Baldacchino, enseignante en sciences au Collège de Montréal

Valérie Baldacchino, enseignante au Collège de Montréal, indique que dans son établissement, « on s’est donné des règles. On ne publie plus de notes sur le portail sans avoir d’abord remis les notes en classe ».

Pierre Gaudreau, directeur du développement et de l’innovation technologique au Collège de Montréal, le dit aussi, tout en regrettant certaines entorses ponctuelles à la règle. Quand ça survient, « l’enseignante se fait rappeler nos façons de faire ».

La CSN voit le Collège de Montréal comme un modèle à suivre en matière de technologies. En 2023, une convention collective y a été conclue contenant des balises et consacrant le droit des enseignants d’avoir voix au chapitre.

À Regina Assumpta, six jours de grève ont déjà ponctué l’année. Deux autres jours sont aussi en banque. Ce qui accroche, selon Patrick Lupien, qui y est président du syndicat des enseignantes ? Les technologies et les modalités d’école à distance. La directrice, Julie Duchesne, dit, elle, que les technologies « font partie des points » en litige.

Sans retourner à l’âge de pierre, une réflexion à mener

Les écoles sont montées dans le train de la technologie, avec des essais et des erreurs. Au Collège de Montréal, M. Gaudreau note par exemple que l’ordinateur vient de supplanter la tablette obligatoire « parce que les élèves y installaient Instagram, Messenger, des applications de jeu », sources de distraction en classe.

L’ordinateur (aux frais des parents) est maintenant configuré par l’école, qui en garde le contrôle.

M. Gaudreau confie néanmoins que les systèmes de messagerie interne de l’école compris dans les plateformes « peuvent aussi être une source de distraction » et un défi de gestion de classe.

Car en plein cours de maths, Léa peut très bien envoyer un message racontant à Sophie, dans son cours de géographie au bout du couloir, ce qu’elle a fait en fin de semaine.

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Léandre Lapointe, vice-président de la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ–CSN), responsable du regroupement privé.

Léandre Lapointe, de la FNEEQ–CSN, insiste : l’idée, ici, n’est certainement pas de remettre le génie dans la bouteille, mais d’y réfléchir sérieusement.

Des profs consultés ont donné l’exemple de l’apprentissage de cartes, en géographie, avec des outils numériques très top. Beaucoup plus amusant et efficace, aussi, d’apprendre ses multiplications avec Météor Maths qu’avec sa mère.

Par contre, pour certaines autres choses, c’est moins heureux. Mme Baldacchino, qui est professeure de sciences, évoque les équations chimiques et mathématiques. « Ça prend 20 fois plus de temps à l’ordinateur ! Trouver la flèche, le symbole plus petit, plus grand, l’exposant… Le temps que tu passes à chercher tes symboles sur le clavier, c’est du temps qui est perdu pour résoudre l’équation ! »

Mais utile ou pas, pour Léandre Lapointe, le gros enjeu en est un de santé et de sécurité.

Un jeune ne peut pas « passer quatre ou cinq heures devant un écran à l’école », faire ses devoirs à l’ordinateur puis se détendre devant des jeux vidéo sans que ça ait un impact pour lui.

Cet été, l’UNESCO a lancé un pavé dans la mare en affirmant qu’il y a « peu de preuves solides de la valeur ajoutée de la technologie en éducation ».

Matthieu Pelard, consultant à la recherche à la Fédération du personnel de l’enseignement privé (FPEP–CSQ), note pour sa part que si aucune étude ne confirme non plus que les technologies puissent être à l’origine de retards scolaires, « tout le monde s’en rend compte » sur le terrain.

L’idée n’est pas de revenir à l’âge de pierre, dit-il lui aussi, mais de constater que « certains élèves sont plus affectés que d’autres par les pertes d’attention ».

À son avis, l’interdiction du cellulaire en classe, « c’est l’arbre qui cache la forêt ».

Un argument marketing, mais aussi une préférence des enseignants

Lors de portes ouvertes, dans leur marketing, « partout, la technologie est mise de l’avant par les collèges privés », indique Patrick Lupien, président du syndicat du collège Regina Assumpta. « L’idée de préparer les enfants au XXIe siècle, ça résonne très fort chez les parents. »

La directrice du collège, Julie Duchesne, soutient que le recours aux outils technologiques est bien dosé. M. Lupien, lui, refuse que la direction décide des outils technologiques que les enseignants devront utiliser.

Mais si on leur laisse le choix, dans son collège, par exemple, les enseignants optent-ils pour les versions numériques ou en papier ? M. Lupien répond qu’à Regina Assumpta, les enseignants préfèrent le format numérique. C’est donc dire que les professeurs contribuent fortement à ce trop-plein d’écran, non ? « C’est sûr que si la totalité des enseignants opte pour le numérique, que les devoirs le sont aussi » et qu’au retour de l’école s’ajoutent « la Xbox, la PlayStation et les réseaux sociaux, tout explose », convient-il.