Une loupe orange à la main, Ludovic, Lili-Rose et leurs camarades scrutent les illustrations de livres comme si elles dissimulaient un précieux secret. Fin novembre, leur enseignante de maternelle leur a confié une mission : « Cherche une émotion que tu connais dans les images. Rappelle-toi : une émotion, on ressent ça en dedans de nous. Mais notre corps envoie des signaux à l’extérieur pour le dire aux amis – comme un grand sourire ou des sourcils pas contents. »
Assis en cercle au bord des fenêtres de l’école primaire du Triolet à Saint-Colomban, dans les Basses-Laurentides, 14 apprentis détectives ont vite fait partager leurs découvertes. Une poule « aux yeux fâchés », un lapin triste, un gros ours apeuré…
À 5 ans, les élèves de Michèle Séguin savent même repérer les signes d’un sentiment rarement mentionné : la sérénité. Car depuis l’an dernier, l’enseignante utilise la littérature jeunesse pour accroître leurs aptitudes sociales et émotionnelles.
Les livres les aident à mettre des mots sur ce qu’ils vivent avec leurs amis, pour éviter des conflits. Ils adorent ça et ça ne nous éloigne pas du curriculum – on travaille en même temps leur vocabulaire.
L’enseignante de maternelle Michèle Séguin
Bien exploitées, les histoires ont un puissant impact, parce qu’elles exposent les enfants à une foule de personnages et de points de vue. En plus de leur dévoiler qu’ils ne sont pas seuls à vivre des conflits, et de leur montrer comment les résoudre.
Comme Mme Séguin, plusieurs dizaines d’enseignants, répartis dans 25 écoles du centre de services scolaire de la Rivière-du-Nord, participent à un programme appelé Dire-Mentor. L’approche a fait ses preuves en Colombie-Britannique, avant d’être adaptée et implantée au Québec par deux chercheurs de l’Université de Montréal, Éric Morissette et François Bowen. Les lectures prévues peuvent toutes s’intégrer aux cours de français, d’univers social ou d’éthique et culture religieuse, disent-ils.
Objectif : prévenir la violence à l’école. Un fléau qui perdure, bien que la Loi sur l’instruction publique oblige les établissements à le combattre.
On ne pourra jamais poster un policier ou un éducateur derrière chaque enfant. Montrons plutôt les actions qu’on veut voir, et attendons-nous à répéter, répéter et répéter encore… comme on répète les règles des participes passés.
Éric Morissette, de l’Université de Montréal
Par ricochet, l’agressivité et l’isolement social vont diminuer, renchérit le professeur François Bowen.
Gérer jalousie et frustration
Pour parvenir à gérer leurs émotions difficiles – envie, jalousie, honte, frustration –, les élèves doivent d’abord apprendre à les identifier, puis à les exprimer. Il leur faut aussi comprendre ce que vivent les autres.
Les élèves de Michèle Séguin sont déjà sur la bonne voie.
« Que faites-vous quand vous êtes en colère ? leur a-t-on demandé après leur activité.
— On respire !
— Et quand vous êtes tristes ?
— On fait des câlins et des bisous.
— Et quand un ami est triste ?
— On l’aide et on l’écoute. »
Des enfants mettent réellement ces stratégies en pratique, se réjouit la conseillère pédagogique Marie-Josée Trudel, emballée par le programme Dire-Mentor. « J’ai vu, de mes yeux vu, des petits venir raconter : “Madame, j’ai écouté mon ami et, après ça, il m’a écouté lui aussi, et puis on s’est calmés et le problème est réglé !” »
Évidemment, observe le chercheur François Bowen, les enseignants ne se mettront pas à brandir des livres en pleine dispute : « Mais ensuite, en classe, ils peuvent rappeler aux élèves ce qui avait été vu dans l’histoire. »
« Dénoncer, ce n’est pas rapporter »
À l’école primaire du Parchemin, située à Saint-Janvier, une mer de petites mains s’agite pour répondre aux questions d’Isabelle Martin, qui avait donné la consigne suivante à ses 23 élèves de 5e année :
« L’intention de lecture, aujourd’hui, c’est de savoir quel genre de personnage tu as envie de devenir dans la vie. »
Une cachette pour les bobettes – l’histoire d’une mauvaise blague racontée selon quatre points de vue – lui permet de renforcer un message clé. « Dénoncer une situation, ce n’est pas rapporter, ni être un stool ou un snitch. C’est venir en aide à quelqu’un. »
La réflexion des écoliers se poursuit toute l’année, précise Mme Martin, qui a ressorti un autre livre, intitulé Je n’ai rien dit, après avoir appris que deux élèves avaient assisté à une bataille sans avertir un adulte.
Les élèves sont tout à fait capables de faire de l’introspection, de se reconnaître à travers des personnages qui ne font pas nécessairement la bonne chose. Revenir sur leur mauvaise décision sans les cibler, en faisant simplement des liens avec une histoire, les agresse beaucoup moins.
L’enseignante de 5e année Isabelle Martin
L’enseignante saisit surtout chaque occasion de souligner les bons coups, dit-elle. « Les enfants veulent imiter les personnages auxquels ils s’attachent. Dire ‟bravo ! tu as agi comme [tel personnage]” me demande beaucoup moins d’énergie que de pointer le négatif. Et c’est plus efficace ! Les enfants ont besoin de recevoir de l’empathie pour en avoir. »
À en croire notre visite, la recette fonctionne. Interrogés au sujet de leur émotion la plus fréquente, 90 % des 37 élèves rencontrés ont donné cette réponse encourageante : « la joie ! »
Des résultats prometteurs
De 2018 à 2021, le programme Dire-Mentor a été testé dans 10 écoles des régions de Laval, de Lanaudière et des Laurentides. Le chercheur François Bowen a utilisé plusieurs outils pour mesurer son efficacité. « Les enfants qui ont suivi le programme de façon soutenue depuis plusieurs années sont nettement plus solides socialement que ceux qui ne l’ont pas ou peu suivi, assure-t-il. Les gains sont plus grands quand une école applique le programme de façon structurée et accompagne ses enseignants. »
Les compétences développées grâce à Dire-Mentor
- La conscience de soi
- L’identification des émotions
- La gestion des émotions
- La conscience des autres
- La résistance à la pression des pairs
Combien de temps est consacré au programme ?
Deux heures d’activités, une fois par mois, de la maternelle à la 6e année. Ces activités sont décrites dans un plan de leçons thématiques et sont associées à une panoplie d’albums jeunesse. Elles permettent d’évaluer en même temps certaines des compétences de base du programme du ministère de l’Éducation.
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- Le tiers des élèves québécois vivent au moins un épisode de violence verbale ou physique à l’école ou sur le chemin de l’école.
Source : Institut national de santé publique du Québec