Une loupe orange à la main, Ludovic, Lili-Rose et leurs camarades scrutent les illustrations de livres comme si elles dissimulaient un précieux secret. Fin novembre, leur enseignante de maternelle leur a confié une mission : « Cherche une émotion que tu connais dans les images. Rappelle-toi : une émotion, on ressent ça en dedans de nous. Mais notre corps envoie des signaux à l’extérieur pour le dire aux amis – comme un grand sourire ou des sourcils pas contents. »

Assis en cercle au bord des fenêtres de l’école primaire du Triolet à Saint-Colomban, dans les Basses-Laurentides, 14 apprentis détectives ont vite fait partager leurs découvertes. Une poule « aux yeux fâchés », un lapin triste, un gros ours apeuré…

À 5 ans, les élèves de Michèle Séguin savent même repérer les signes d’un sentiment rarement mentionné : la sérénité. Car depuis l’an dernier, l’enseignante utilise la littérature jeunesse pour accroître leurs aptitudes sociales et émotionnelles.

Les livres les aident à mettre des mots sur ce qu’ils vivent avec leurs amis, pour éviter des conflits. Ils adorent ça et ça ne nous éloigne pas du curriculum – on travaille en même temps leur vocabulaire.

L’enseignante de maternelle Michèle Séguin

Bien exploitées, les histoires ont un puissant impact, parce qu’elles exposent les enfants à une foule de personnages et de points de vue. En plus de leur dévoiler qu’ils ne sont pas seuls à vivre des conflits, et de leur montrer comment les résoudre.

  • Michèle Séguin, enseignante de maternelle à l’école primaire du Triolet à Saint-Colomban, lors d’une séance du programme Dire-Mentor avec ses élèves

    PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

    Michèle Séguin, enseignante de maternelle à l’école primaire du Triolet à Saint-Colomban, lors d’une séance du programme Dire-Mentor avec ses élèves

  • Avant de distribuer des loupes à ses élèves, pour qu’ils dénichent des émotions, Michèle Séguin leur avait, entre autres, rappelé que « la colère, ça peut exploser comme un volcan ». « Je suis fâché des fois, a confié Elliott (sur la photo), mais je ne me souviens plus pourquoi ! »

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    Avant de distribuer des loupes à ses élèves, pour qu’ils dénichent des émotions, Michèle Séguin leur avait, entre autres, rappelé que « la colère, ça peut exploser comme un volcan ». « Je suis fâché des fois, a confié Elliott (sur la photo), mais je ne me souviens plus pourquoi ! »

  • Lili-Rose a repéré un lapin triste dans son livre. « Je suis d’accord, l’a félicitée son enseignante. Il n’y a pas de larmes, mais on voit qu’il a de la peine avec sa petite bouche, ses petits sourcils et ses épaules un peu par en bas. » Pour sa part, la fillette se sent tout autrement. Son émotion la plus fréquente ? « Le sourire ! », s’exclame-t-elle, avant d’ajouter « quand je reçois des cadeaux ! ».

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    Lili-Rose a repéré un lapin triste dans son livre. « Je suis d’accord, l’a félicitée son enseignante. Il n’y a pas de larmes, mais on voit qu’il a de la peine avec sa petite bouche, ses petits sourcils et ses épaules un peu par en bas. » Pour sa part, la fillette se sent tout autrement. Son émotion la plus fréquente ? « Le sourire ! », s’exclame-t-elle, avant d’ajouter « quand je reçois des cadeaux ! ».

  • « C’est quoi, cette émotion-là ? », a demandé l’enseignante Michèle Séguin à ses élèves, le 20 novembre. « C’est beurk ! », a lancé l’un d’eux. « Oui, quand tu ressens ça, c’est du dégoût, a confirmé Mme Séguin. Comme dans [la chanson] Le ragout dégoûtant, tu te souviens ? C’était pas beau. » À gauche, on voit Ludovic.

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    « C’est quoi, cette émotion-là ? », a demandé l’enseignante Michèle Séguin à ses élèves, le 20 novembre. « C’est beurk ! », a lancé l’un d’eux. « Oui, quand tu ressens ça, c’est du dégoût, a confirmé Mme Séguin. Comme dans [la chanson] Le ragout dégoûtant, tu te souviens ? C’était pas beau. » À gauche, on voit Ludovic.

  • Mathilde a trouvé un ours apeuré dans son livre. « C’est vrai, on dirait qu’il a peur, a confirmé son enseignante. Il est comme figé. Il n’ose pas bouger. »

    PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

    Mathilde a trouvé un ours apeuré dans son livre. « C’est vrai, on dirait qu’il a peur, a confirmé son enseignante. Il est comme figé. Il n’ose pas bouger. »

  • Lili-Rose, Léon et Ludovic regardent le livre Dans mon petit cœur avec leur enseignante Michèle Séguin. Quelle émotion ressentent le plus souvent les deux garçons ? La sérénité, ont-ils répondu tour à tour. Avant de préciser « quand je joue avec mes toupies ! » (Léon) ou « quand ma maman m’achète des toupies » (Ludovic).

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    Lili-Rose, Léon et Ludovic regardent le livre Dans mon petit cœur avec leur enseignante Michèle Séguin. Quelle émotion ressentent le plus souvent les deux garçons ? La sérénité, ont-ils répondu tour à tour. Avant de préciser « quand je joue avec mes toupies ! » (Léon) ou « quand ma maman m’achète des toupies » (Ludovic).

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Comme Mme Séguin, plusieurs dizaines d’enseignants, répartis dans 25 écoles du centre de services scolaire de la Rivière-du-Nord, participent à un programme appelé Dire-Mentor. L’approche a fait ses preuves en Colombie-Britannique, avant d’être adaptée et implantée au Québec par deux chercheurs de l’Université de Montréal, Éric Morissette et François Bowen. Les lectures prévues peuvent toutes s’intégrer aux cours de français, d’univers social ou d’éthique et culture religieuse, disent-ils.

Objectif : prévenir la violence à l’école. Un fléau qui perdure, bien que la Loi sur l’instruction publique oblige les établissements à le combattre.

On ne pourra jamais poster un policier ou un éducateur derrière chaque enfant. Montrons plutôt les actions qu’on veut voir, et attendons-nous à répéter, répéter et répéter encore… comme on répète les règles des participes passés.

Éric Morissette, de l’Université de Montréal

Par ricochet, l’agressivité et l’isolement social vont diminuer, renchérit le professeur François Bowen.

Gérer jalousie et frustration

Pour parvenir à gérer leurs émotions difficiles – envie, jalousie, honte, frustration –, les élèves doivent d’abord apprendre à les identifier, puis à les exprimer. Il leur faut aussi comprendre ce que vivent les autres.

Les élèves de Michèle Séguin sont déjà sur la bonne voie.

« Que faites-vous quand vous êtes en colère ? leur a-t-on demandé après leur activité.

— On respire !

— Et quand vous êtes tristes ?

— On fait des câlins et des bisous.

— Et quand un ami est triste ?

— On l’aide et on l’écoute. »

Des enfants mettent réellement ces stratégies en pratique, se réjouit la conseillère pédagogique Marie-Josée Trudel, emballée par le programme Dire-Mentor. « J’ai vu, de mes yeux vu, des petits venir raconter : “Madame, j’ai écouté mon ami et, après ça, il m’a écouté lui aussi, et puis on s’est calmés et le problème est réglé !” »

Évidemment, observe le chercheur François Bowen, les enseignants ne se mettront pas à brandir des livres en pleine dispute : « Mais ensuite, en classe, ils peuvent rappeler aux élèves ce qui avait été vu dans l’histoire. »

« Dénoncer, ce n’est pas rapporter »

À l’école primaire du Parchemin, située à Saint-Janvier, une mer de petites mains s’agite pour répondre aux questions d’Isabelle Martin, qui avait donné la consigne suivante à ses 23 élèves de 5e année :

« L’intention de lecture, aujourd’hui, c’est de savoir quel genre de personnage tu as envie de devenir dans la vie. »

Une cachette pour les bobettes – l’histoire d’une mauvaise blague racontée selon quatre points de vue – lui permet de renforcer un message clé. « Dénoncer une situation, ce n’est pas rapporter, ni être un stool ou un snitch. C’est venir en aide à quelqu’un. »

  • L’enseignante Isabelle Martin en pleine activité du programme Dire-Mentor. Une de ses élèves, Naomie, ne s’ennuie visiblement pas dans sa classe. « Moi, je ressens beaucoup de joie, parce que j’aime ça, venir à l’école, apprendre, puis je m’amuse beaucoup », a-t-elle déclaré à La Presse.

    PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

    L’enseignante Isabelle Martin en pleine activité du programme Dire-Mentor. Une de ses élèves, Naomie, ne s’ennuie visiblement pas dans sa classe. « Moi, je ressens beaucoup de joie, parce que j’aime ça, venir à l’école, apprendre, puis je m’amuse beaucoup », a-t-elle déclaré à La Presse.

  • Alexandre (à gauche) : « Je ressens surtout de la joie parce que, ma mère, quand je reviens de l’école, elle me dit toujours que je suis joyeux, puis de bonne humeur. » Maxim (au milieu) abonde : « J’ai de la joie parce que j’ai des amis qui sont gentils avec moi. »

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    Alexandre (à gauche) : « Je ressens surtout de la joie parce que, ma mère, quand je reviens de l’école, elle me dit toujours que je suis joyeux, puis de bonne humeur. » Maxim (au milieu) abonde : « J’ai de la joie parce que j’ai des amis qui sont gentils avec moi. »

  • Catherine Filion (au fond), technicienne en éducation spécialisée, participe elle aussi à certaines séances de lecture. Elliott, le garçon assis devant elle, s’est dit tout aussi heureux que ses camarades : « Je suis souvent fier de moi, comme quand je gagne au hockey et quand je fais des réussites à l’école. »

    PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

    Catherine Filion (au fond), technicienne en éducation spécialisée, participe elle aussi à certaines séances de lecture. Elliott, le garçon assis devant elle, s’est dit tout aussi heureux que ses camarades : « Je suis souvent fier de moi, comme quand je gagne au hockey et quand je fais des réussites à l’école. »

  • Bryan James (à gauche) se sent lui aussi joyeux : « Chaque fois que je viens à l’école ou que je joue ou que je travaille, c’est agréable et je suis bien. » De son côté, Thomas (à droite) dit : « Je me sens paisible, quand je suis chez moi ou en classe. »

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    Bryan James (à gauche) se sent lui aussi joyeux : « Chaque fois que je viens à l’école ou que je joue ou que je travaille, c’est agréable et je suis bien. » De son côté, Thomas (à droite) dit : « Je me sens paisible, quand je suis chez moi ou en classe. »

  • Ève (à droite) nous a dit : « Je suis surtout contente, parce que mes amis et mes parents m’encouragent. » À gauche, on voit Élodie.

    PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

    Ève (à droite) nous a dit : « Je suis surtout contente, parce que mes amis et mes parents m’encouragent. » À gauche, on voit Élodie.

  • L’enseignante Isabelle Martin a soigneusement préparé la lecture de l’album Une cachette pour les bobettes, pour poser les bonnes questions à ses élèves.

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    L’enseignante Isabelle Martin a soigneusement préparé la lecture de l’album Une cachette pour les bobettes, pour poser les bonnes questions à ses élèves.

  • Justin : « Moi, je ressens de la joie, le plus souvent. Mais, des fois, de la colère quand je fais mes devoirs et que ma sœur me dérange. »

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    Justin : « Moi, je ressens de la joie, le plus souvent. Mais, des fois, de la colère quand je fais mes devoirs et que ma sœur me dérange. »

  • Gabriel : « Je suis joyeux, parce que mes amis sont tout le temps avec moi et sont gentils avec moi. »

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    Gabriel : « Je suis joyeux, parce que mes amis sont tout le temps avec moi et sont gentils avec moi. »

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La réflexion des écoliers se poursuit toute l’année, précise Mme Martin, qui a ressorti un autre livre, intitulé Je n’ai rien dit, après avoir appris que deux élèves avaient assisté à une bataille sans avertir un adulte.

Les élèves sont tout à fait capables de faire de l’introspection, de se reconnaître à travers des personnages qui ne font pas nécessairement la bonne chose. Revenir sur leur mauvaise décision sans les cibler, en faisant simplement des liens avec une histoire, les agresse beaucoup moins.

L’enseignante de 5e année Isabelle Martin

L’enseignante saisit surtout chaque occasion de souligner les bons coups, dit-elle. « Les enfants veulent imiter les personnages auxquels ils s’attachent. Dire ‟bravo ! tu as agi comme [tel personnage]” me demande beaucoup moins d’énergie que de pointer le négatif. Et c’est plus efficace ! Les enfants ont besoin de recevoir de l’empathie pour en avoir. »

À en croire notre visite, la recette fonctionne. Interrogés au sujet de leur émotion la plus fréquente, 90 % des 37 élèves rencontrés ont donné cette réponse encourageante : « la joie ! »

Des résultats prometteurs

De 2018 à 2021, le programme Dire-Mentor a été testé dans 10 écoles des régions de Laval, de Lanaudière et des Laurentides. Le chercheur François Bowen a utilisé plusieurs outils pour mesurer son efficacité. « Les enfants qui ont suivi le programme de façon soutenue depuis plusieurs années sont nettement plus solides socialement que ceux qui ne l’ont pas ou peu suivi, assure-t-il. Les gains sont plus grands quand une école applique le programme de façon structurée et accompagne ses enseignants. »

Les compétences développées grâce à Dire-Mentor

  1. La conscience de soi
  2. L’identification des émotions
  3. La gestion des émotions
  4. La conscience des autres
  5. La résistance à la pression des pairs

Combien de temps est consacré au programme ?

Deux heures d’activités, une fois par mois, de la maternelle à la 6e année. Ces activités sont décrites dans un plan de leçons thématiques et sont associées à une panoplie d’albums jeunesse. Elles permettent d’évaluer en même temps certaines des compétences de base du programme du ministère de l’Éducation.

En savoir plus
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    Le tiers des élèves québécois vivent au moins un épisode de violence verbale ou physique à l’école ou sur le chemin de l’école.
    Source : Institut national de santé publique du Québec