Au sein du même système public, d’importants écarts de richesse séparent les centres de services scolaires.

Dans la métropole, le déficit accumulé du Centre de services scolaire de Montréal (CSSDM) atteint 94,6 millions, alors que celui de la Pointe-de-l’Île, situé tout à côté, affiche un surplus accumulé de 84 millions.

C’est ce qu’a constaté La Presse en épluchant les plus récents états financiers au 30 juin 2020 des centres de services scolaires du Québec (autrefois appelés commissions scolaires).

Quel impact ont ces écarts de richesse sur les services rendus aux élèves et sur leurs écoles ?

Le Centre de services scolaire de Montréal et le Centre de services scolaire de la Pointe-de-l’Île ont refusé de nous accorder une entrevue à ce propos.

Au cabinet de Jean-François Roberge, le directeur stratégique du ministre, Jean-François Del Torchio, a répondu par courriel que « concernant les données financières, il s’agit de gestion administrative des centres de services scolaires » et qu’il n’avait donc « pas de commentaires à formuler à ce sujet ». Toute entrevue avec le ministre ou avec un fonctionnaire du ministère a été refusée.

Les centres de services scolaires sont financés à la fois par des subventions du ministère de l’Éducation et par les taxes scolaires.

Par courriel (une demande d’entrevue a là aussi été déclinée), Valérie Biron, directrice des services corporatifs, indique que le surplus accumulé au fil des ans a permis à la Pointe-de-l’Île de procéder à des « agrandissements non financés par le ministère de l’Éducation pour répondre à [ses] besoins grandissants ».

L’école secondaire Antoine-de-Saint-Exupéry a ainsi pu être agrandie et on a pu mettre en chantier l’agrandissement du centre administratif.

Le surplus accumulé a également permis à la Pointe-de-l’Île de payer « le règlement de l’action collective intentée par les parents concernant les frais scolaires […] » (tous les centres de services scolaires du Québec ont été visés par cette action collective).

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Centre administratif de la commission scolaire English-Montréal

À la commission scolaire English-Montréal*, le surplus accumulé de 73 millions a permis de maintenir les services aux élèves durant la pandémie, a indiqué par courriel le porte-parole Michael Cohen. (Notons que cette commission scolaire a été mise sous tutelle partielle en 2019 en raison d’irrégularités.)

À défaut d’entrevue, La Presse s’est inscrite mercredi à la période de questions du public du conseil d’administration du Centre de services scolaire de Montréal. Lucie Painchaud, directrice générale adjointe, a reconnu que le déficit accumulé était important, mais elle a assuré qu’il n’avait « aucun impact sur les services aux élèves ou les infrastructures scolaires ». C’est davantage sur le plan des « services centraux » qu’il y a un impact, a-t-elle dit.

Vérification faite, les services centraux veillent entre autres à l’entretien des écoles et à l’embauche du personnel. Il est à noter que le Centre de services scolaire de Montréal compte les écoles les plus vétustes du Québec.

Catherine Beauvais-St-Pierre, présidente de l’Alliance des professeures et professeurs de Montréal, peine à croire qu’un déficit accumulé de 94 millions soit sans conséquence. « Un déficit accumulé, ça veut dire qu’on a moins d’argent et qu’il faut couper quelque part, alors que les profs et les élèves manquent déjà de ressources. »

Services aux élèves

Éventuellement, si les pénuries de personnel se résorbent et qu’on parvient à recruter des orthopédagogues, des psychoéducateurs et d’autres professionnels, un enfant d’un centre de services scolaire déficitaire pourrait ne pas avoir autant d’aide pédagogique qu’un autre d’un centre de services scolaire plus riche.

Selon nos informations, pour l’instant, ce facteur ne joue pas : les pénuries de personnel sont telles qu’à l’heure actuelle, les centres de services scolaires plus pauvres comme les plus riches peinent à embaucher.

Caroline Dupré, présidente-directrice générale de la Fédération des centres de services scolaires du Québec, souligne que lorsque certaines disparités ou injustices sont constatées, « on demande au Ministère de revoir certains calculs. Par exemple, à l’heure actuelle, le Ministère révise le financement des écoles pour enfants handicapés dont le mandat est régional ».

(Certains centres de services scolaires ont un plus grand nombre de ces écoles, qui coûtent particulièrement cher, ne serait-ce que pour le transport scolaire adapté.)

Le jeu des intérêts

À la petite semaine, le jeu des intérêts creuse inévitablement les écarts de richesse. Les centres de services qui présentent de bons surplus accumulés voient leurs réserves augmenter, tandis qu’à chaque année budgétaire, le Centre de services scolaires de Montréal perd en partant 6 millions pour les intérêts qu’il a à payer sur sa dette (héritage de ses années noires qui lui ont fait frôler la tutelle en 2015).

Les bas de laine des centres de services qui ont des surplus, eux, grossissent d’autant plus qu’ils ne peuvent puiser que 15 % par année dans leur surplus accumulé.

De minces marges de manœuvre

Des budgets serrés se traduisent rapidement par des maux de tête dans les centres de services scolaires, tant la marge de manœuvre est mince.

En fait, « 70 % des subventions servent à payer les salaires du personnel. Dès qu’il y a des coupes à faire, les centres de services scolaires ont très peu de jeu », explique Normand Lessard, directeur du Centre de services scolaires de la Beauce-Etchemin.

D’où l’importance, à son avis, d’« avoir un petit coussin, sans avoir le divan au complet ! »

M. Lessard se souvient d’un hiver particulièrement rigoureux. « Les 400 000 $ supplémentaires en chauffage avaient suffi à eux seuls à nous faire basculer en déficit et nous avaient obligés à faire un plan de redressement », raconte-t-il.

À l’inverse, ces années-ci, des centres de services scolaires économisent malgré eux parce qu’ils sont incapables de pourvoir les postes pour lesquels des subventions ont été versées.

« Chez nous, ça fait des années qu’on cherche en vain trois psychologues », illustre Normand Lessard.

*Les écoles anglophones ont gardé leurs commissions scolaires, qui ont conservé cette appellation.

La concentration de pouvoirs suscite l’inquiétude

« Déjà, du temps des commissions scolaires, les débats ne volaient pas très haut. Et là, les conseils d’administration des centres de services scolaires sont composés de gens qui ont une expérience financière limitée et qui ne décident pas grand-chose », estime Michel Nadeau, expert en gouvernance.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Séances des conseils d’administration dans l’ombre, états financiers introuvables : un certain manque de transparence entoure la gouvernance scolaire, a constaté La Presse.

C’est le constat que fait aussi Catherine Beauvais-St-Pierre, présidente de l’Alliance des professeurs et professeures de Montréal.

« Quand le budget a été déposé en début d’année, ç’a été voté sans grand commentaire, ni question, ni objection parce que comme spectateur, on ne pouvait pas suivre, sans document écrit ni beaucoup d’explications. On parle pourtant du plus gros centre de services scolaire du Québec, avec un budget de plus de 1 milliard ! »

Depuis l’abolition des commissions scolaires en 2019, les élus ont été remplacés par des conseils d’administration formés de 15 personnes (5 parents d’élèves, 5 membres du personnel et 5 représentants de la communauté).

Or, relève Mme Beauvais-St-Pierre, presque tous les points à l’ordre du jour sont adoptés de la même manière, sans discussion ni beaucoup d’explications. « Comme syndicat, si on demande quelque chose au conseil d’administration, c’est la direction générale qui répond. Bref, je ne sais pas à quoi servent les réunions de conseil d’administration. »

Au surplus, au Centre de services scolaire de Montréal, c’est la zizanie. Moins de cinq mois après leur nomination, six membres du conseil d’administration, dont la présidente, ont remis leur démission la semaine dernière.

S’il était d’accord avec l’abolition des commissions scolaires et des élections scolaires à la participation anémique, Jean-Pierre Proulx, qui a été professeur à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal et qui a suivi de près le système scolaire pendant des décennies, s’inquiète de l’actuelle concentration de pouvoirs entre les seules mains ou à peu près du directeur général de chaque centre de services scolaire.

Pour lui, c’est comme si le répondant du ministère de l’Éducation « n’était pas le ministre, mais un fonctionnaire ».

Et ces pouvoirs concentrés dans les mains des directeurs généraux s’exercent « sans contrepoids de médias locaux », s’inquiète M. Nadeau.

Des assemblées peu publicisées

Père d’enfants qui fréquentent le réseau scolaire public, M. Nadeau est également surpris du manque de publicité entourant les séances des conseils d’administration. « Je vois passer des invitations pour des réunions à l’école, mais au centre de services scolaire, non », dit cet expert en gouvernance.

Une journaliste de La Presse qui voulait assister au dernier conseil d’administration de mars du Centre de services scolaire de Montréal et qui s’est inscrite cinq minutes après le lancement de la réunion virtuelle (où il ne semblait pas y avoir foule) n’a jamais eu accès aux discussions. (Ceci étant dit, du temps des commissions scolaires, en 2019, La Presse et quelques autres retardataires s’étaient, en personne, heurtés à des portes verrouillées à Marguerite-Bourgeoys, cinq minutes après le début du conseil, un soir de circulation difficile où les routes étaient enneigées.)

Des états financiers loin des regards

Pas facile non plus de trouver les rapports annuels et les états financiers.

La Presse, qui a cherché ceux des différents centres de services scolaire et des commissions scolaires anglophones, a remarqué que plusieurs d’entre eux ne sont pas publiés sur les sites internet.

C’est le cas du Centre de services scolaire de Laval, qui gère un budget de 583 millions. « L’état financier sera disponible sur demande », par téléphone ou par courriel, peut-on lire sur le site.

Quand on s’est étonné de la chose, le Centre de services scolaire a admis que ce serait en effet une bonne idée de publier cela directement sur le site web.

Le centre New Frontiers de même que celui des Îles ont expliqué que le rapport n’était pas sur le site web parce qu’il est en refonte.

Au centre de services scolaire du Pays-des-Bleuets, on nous a fait parvenir les informations par courriel. Idem pour le centre Riverside.

Bien que la collecte de donnée se soit terminée le 20 mars, plusieurs affichaient toujours sur le site le rapport annuel de 2018-2019, bien que celui de 2019-2020 ait nécessairement été produit.

Un manque de transparence « inacceptable »

Quand on lui soumet la chose, Michel Nadeau estime ce manque de transparence « inacceptable ». « Il s’agit de fonds publics, amassés notamment par la taxe scolaire. »

Selon lui, la loi devrait être modifiée pour inclure des normes précises venant encadrer une meilleure reddition de comptes.

« Ce sont des organismes publics, qui ont le devoir de rendre compte de leur administration », croit aussi Jean-Pierre Proulx.

Jean-François Del Torchio, directeur stratégique au cabinet du ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, a fait valoir par courriel que « les centres de services scolaire existent depuis juin seulement. Il s’agit d’une amélioration certaine en termes de gouvernance, mais avec la pandémie qui sévit depuis plus d’un an, évidemment, l’adaptation est plus complexe ».