Chercher la motivation, une journée sur deux
Dans les longs corridors de l’école Arthur-Pigeon, à Huntingdon, des grappes d’adolescents circulent bruyamment, un masque au visage. Dans les haut-parleurs, la musique de La Bottine souriante se fait entendre. En cette mi-décembre, on tente d’avoir le cœur à la fête.
La technicienne en loisirs de l’école, Sabrina Robidoux, tient une activité de « photobooth » dans le hall d’entrée. Les élèves sont invités à se faire photographier ensemble, à deux mètres d’écart. Depuis le début de cette année scolaire pandémique, Mme Robidoux use d’imagination pour « faire vivre des choses positives » aux élèves.
Parce que pour beaucoup, les confinements successifs et les mesures sanitaires imposées sont difficiles à vivre. « Ils sont plus négatifs. Tout les affecte plus. […] Ils vivent tellement de choses qu’ils sont moins tolérants », raconte Mme Robidoux.
Il y a plus de chicanes d’amis. Plus d’anxiété aussi. Il ne faut pas généraliser. Mais on le sent.
Karine Hulman, conseillère en orientation depuis 20 ans
Le directeur de l’école, Dominic Tremblay, confirme qu’il y a « plus de conflits » chez les jeunes. « C’est exacerbé par le stress. Les élèves sont plus à fleur de peau », dit-il.
Il faut dire que les derniers mois ont été mouvementés pour les 422 000 élèves du secondaire de la province. Les cours en présence ont pris fin abruptement au printemps dernier. Ils ont repris à l’automne, mais les plus vieux viennent une journée sur deux à l’école. Les activités parascolaires ont été annulées. En décembre, des journées d’école à distance ont été ajoutées. Les cours en personne devaient reprendre le 11 janvier, mais ce n’est finalement que lundi qu’ils reprendront.
À l’école Arthur-Pigeon, que La Presse a visitée avant les Fêtes, on rapporte que l’année est particulièrement pénible pour les élèves de 3e à 5e secondaire, qui viennent à l’école une journée sur deux. « Socialiser, c’est de ça qu’ils ont besoin », dit Sabrina Robidoux. « Pour la motivation, c’est plus dur. Les notes sont moins bonnes. Certains disent qu’ils pensent lâcher l’école », témoigne Mme Hulman.
Un découragement général
À la bibliothèque, six élèves sont réunis pour raconter leur année singulière. Marianne Brault est du lot. Pour la jeune de 4e secondaire, les 10 derniers mois n’ont été qu’une succession de déceptions. À 15 ans, elle faisait partie de l’équipe midget AAA de hockey du Lac-Saint-Louis quand la pandémie a frappé en mars.
Du jour au lendemain, le monde de Marianne s’est écroulé. Et la deuxième vague, qui a anéanti tout espoir d’une année plus normale à l’école et dans le sport, l’a complètement atterrée (voir onglet suivant).
Le côté social est important à notre âge. On a besoin de voir du monde. De faire des câlins. C’est dur pour le côté moral. Pour la santé mentale, mais physique aussi.
Marianne Brault
Le directeur Dominic Tremblay voit bien à quel point l’année est difficile pour un grand nombre de ses 560 élèves. Il rappelle que la mission de l’école québécoise est d’instruire, de socialiser et de qualifier. « C’est une année hors normes. Ce n’est pas la faute de personne. Mais on ne peut pas vraiment bien faire la socialisation », dit-il.
Chez Tel-jeunes, on note une hausse de 25 % à 30 % des contacts (appels de jeunes en détresse, courriels et autres) depuis mars. Et 11 % des interventions concernent des jeunes avec des idées suicidaires contre 7 % en temps normal. Coordonnatrice expertise et innovation à Tel-jeunes, Myriam Day Asselin explique qu’en perdant leurs activités parascolaires, les élèves du secondaire ont perdu « toutes les stratégies qu’ils utilisent habituellement pour aller mieux ».
« Ils n’ont plus de stratégie pour s’adapter. C’est directement relié au fait qu’on voit plus de déprime, plus d’anxiété », dit-elle. Les jeunes qui appellent ces dernières semaines à Tel-jeunes « ne voient pas la lumière au bout du tunnel ». « Ils se disent : ça va continuer d’être ça pendant longtemps. Il y a comme un découragement général. »
Président de la Fédération québécoise des directions d’établissement d’enseignement (FQDE), Nicolas Prévost mentionne que certes, les vaccins sont arrivés et apportent une lueur d’espoir. « Mais les ados, ils sont plus dans le moment présent. Eux, ils ne la voient pas, la différence, dans les écoles. »
La difficile école à distance
Quand on parle aux élèves de l’école Arthur-Pigeon, on comprend rapidement que la différence entre aller à l’école une journée sur deux comme les plus grands ou tous les jours est majeure pour la motivation.
Dans la classe d’anglais de 2e secondaire de l’enseignante Margot McCaffrey, les jeunes vivent plutôt bien leur année scolaire pandémique. Vêtu de son chandail de Mario Bros., Zach-Éric Laplante rapporte que les écrans prennent plus de place que d’habitude dans sa vie. Mais sinon, pas de drame majeur en vue.
Dans la classe de 5e secondaire de la même enseignante, l’ambiance est tout autre. La démotivation est palpable. Au dernier rang, un élève dort presque sur son bureau. Alors que la moitié de la classe doit théoriquement être présente le jour de notre visite, seule une poignée d’élèves y est. Les autres sont en train de faire une reprise d’examen de mathématiques. Ils ont manqué de nombreuses journées d’école dans les récentes semaines et doivent se reprendre.
Itan Piscopo, 17 ans, explique que faire sa 5e secondaire en allant à l’école une journée sur deux est dur. Très dur.
C’est l’année la plus importante. À la maison, on n’a pas la même motivation. Tu as plus de distractions.
Itan Piscopo
Sans compter que de nombreux finissants ont totalement renoncé à leur rêve d’un bal à la fin de l’année.
Chez Tel-jeunes, les élèves qui appellent parlent beaucoup de démotivation scolaire. Beaucoup « se sentent impuissants face à l’écran ». « Il y a même des jeunes qui nous disent qu’ils ont l’impression de ne plus apprendre », note Mme Day Asselin. Elle ajoute que les jeunes du secondaire font partie d’une « génération qui se met énormément de pression de performance ». Les contraintes de cette année sont pour eux « un peu un coup de grâce », dit-elle.
Au stress de réussir s’ajoutent les tensions à la maison. « Les parents en télétravail, ça fait que ça exacerbe les conflits à la maison. Ce n’est pas un lieu propice à l’apprentissage », note Mme Day Asselin.
En étant moins à l’école, certains jeunes trouvent aussi le temps de travailler. Pratiquement tous les élèves de Mme McCaffrey travaillent à temps partiel. L’une travaille dans une fruiterie, 20 heures par semaine. Un autre en construction. Depuis le début de la pandémie, presque tous ont augmenté leur nombre d’heures.
Le spectre du décrochage
À la mi-novembre, la FQDE s’inquiétait de « l’effet dévastateur » de la pandémie sur la réussite scolaire des élèves. Le groupe rapportait des taux d’échec de 30 % contre une moyenne habituelle de 10 %.
Afin d’atténuer ces effets, Québec a annoncé différentes mesures la semaine dernière. Le premier bulletin a été reporté à début février et vaudra finalement moins de 50 % de la note finale. Les examens du Ministère seront annulés. Des mesures qui soulagent les directeurs d’école. « Ça vient donner un peu d’air aux élèves et aux enseignants », dit le président de l’Association québécoise du personnel de direction des écoles (AQPDE), Carl Ouellet.
À Huntingdon, tout le personnel est mobilisé pour tenter d’éviter les effets de la pandémie sur la réussite. Les intervenants d’Arthur-Pigeon gardent un œil sur les décrocheurs potentiels. Chaque année, environ une dizaine d’élèves quittent l’école avant la fin de l’année. Avant Noël, de 15 à 20 d’entre eux avaient déjà abandonné. Mais M. Tremblay dit rester optimiste et croit qu’une explosion des abandons pourra être évitée.
« Je constate aussi que l’école reste à peu près la seule activité sociale en personne qui leur reste. En ce sens, l’école sera peut-être plus une bouée ce printemps pour certains élèves. »
Malgré tous ces défis, M. Tremblay est renversé de voir à quel point ses élèves et ses enseignants sont résilients. « Les élèves acceptent les mesures sanitaires. Ils pensent plus au “ nous ” qu’au “ je ”. C’est un bel apprentissage », dit-il.
Il faut penser aux gens plus en danger. Il ne peut pas juste penser à nous, le premier ministre.
Camille Vincent, élève de 4e secondaire
Pour M. Prévost, la pandémie a fait réaliser aux jeunes que « l’école, c’est pas si plate que ça ». « Il faut vivre des choses comme ça des fois pour le réaliser », dit-il.
Quel taux de décrochage ?
La Presse a tenté de mesurer l’impact de la pandémie sur les abandons scolaires en demandant les taux de décrochage actuels pour différents centres de services scolaires de la province. L’exercice a été difficile. Certains établissements ont dit ne pas posséder ces données pour l’année en cours. Beaucoup ont exigé que l’on formule une demande d’accès à l’information. D’autres ont mentionné que l’information ne serait disponible qu’en juin, ou après le premier bulletin en février. Seul le centre de services scolaire des Grandes-Seigneuries a rapporté que 98 élèves des écoles secondaires avaient abandonné l’école l’an dernier contre 103 cette année. « Ces données ne nous permettent pas de confirmer que les effets de la COVID-19 se font sentir à ce sujet à ce moment-ci », a expliqué la porte-parole, Hélène Dumais.
BESOIN D’AIDE ?
Si vous avez besoin de soutien ou avez des idées suicidaires, vous pouvez appeler le numéro sans frais suivant pour parler à quelqu’un : 1 866 APPELLE (1 866 277-3553).
— Tel-jeunes
— LigneParents
Le cruel deuil des sports
Mercredi matin, 10 h. Marianne Brault, 15 ans, est assise à l’îlot de la cuisine de sa maison de Saint-Louis-de-Gonzague. Elle assiste à distance à son cours d’éthique et culture religieuse. Elle prend des notes. Son enseignante est dynamique et tente de maintenir l’attention de sa classe virtuelle.
Depuis septembre, Marianne va à l’école une journée sur deux et suit ses cours à distance le reste du temps. Conserver sa motivation est un combat de tous les instants pour la jeune élève. D’autant que depuis septembre, elle a dû mettre une croix sur sa passion : le hockey.
« Je suis plus fatiguée. Je n’ai pas d’énergie. Je suis moins motivée à sortir. Je n’ai pas de but, on dirait. »
Marianne pratique le hockey depuis qu’elle a 4 ans. Elle évoluait dans le midget AAA féminin. « J’ai toujours bougé beaucoup. C’est ma manière de me sentir bien […] Le hockey, ça prenait de la place dans ma vie. Je mangeais à telle heure pour être prête pour mes pratiques ou mes matchs. Je faisais beaucoup d’efforts à l’école, mais je savais que le soir, je ferais ce que j’aime », dit Marianne.
Sa mère, Nancy Ashton, le confirme : la disparition du hockey a passablement chambardé la routine de Marianne et de la famille.
« Notre vie était centrée sur le hockey. » Quand le premier confinement a frappé, en mars, le choc familial a été grand. « En même temps, au début, ça nous donnait de l’air. On pouvait souper en famille, ce qu’on ne fait jamais », relate Mme Ashton.
Mais à partir de la deuxième vague, à l’automne, l’ambiance a changé.
Ça m’a vraiment découragée. Je me demandais tout le temps quand ça allait finir. Je n’avais plus de motivation.
Marianne Brault
Peu après la rentrée, Marianne a essayé de faire bouger les choses. Elle a envoyé, avec d’autres élèves de son école, une vidéo au premier ministre François Legault pour lui expliquer à quel point la perte des sports était dommageable pour les jeunes. « On a voulu montrer ce que le sport nous amène de positif dans la vie », dit-elle. Le premier ministre a répondu dans une lettre qu’il comprenait la situation et qu’il faisait tout en son possible pour aider.
Une réponse qui a satisfait Marianne et ses camarades. « On comprend qu’il y a une situation grave. Qu’il faut protéger les personnes fragiles. Mais on trouve ça dur », dit-elle.
Des parents démunis devant la détresse
Les parents de Marianne remarquent que leur fille est de plus en plus souvent dans sa chambre depuis la rentrée. Ils tentent de la faire bouger. De lui proposer des activités. Elle a commencé à donner un coup de main dans la ferme familiale. Mais à part la marche, les options sont peu nombreuses.
On leur demande de sortir de leur chambre, mais pour faire quoi ? C’est dur comme parent. Tu vois ton enfant se refermer sur elle, mais tu n’as pas d’option pour l’aider.
Christian Brault, père de Marianne
« C’était difficile de voir une enfant qui s’entraîne six fois par semaine, qui a fait le camp de Hockey Québec, une fille qui rayonne et qui a des amis… devenir si triste. Voir son enfant aussi dépourvue, c’est dur pour une mère », raconte Mme Ashton en ne pouvant contenir ses larmes.
Aujourd’hui, Marianne affirme qu’elle ne se sent « pas vraiment mieux ».
Sa famille a certes loué quelques glaces à l’aréna durant les Fêtes. Elle a pu jouer des parties avec son père, ses deux frères aînés et sa mère.
Mais avec le nouveau confinement annoncé, « on n’a plus vraiment de sport ». « Tout ce qu’on utilisait pour se remonter le moral, on ne l’a plus, déplore Marianne. Je comprends qu’il faut protéger les gens. Mais on devrait nous laisser certaines choses. Pour nous donner une lueur d’espoir. Peut-être garder les arénas ouverts ? »
Mme Ashton comprend que la situation est exceptionnelle. Mais pour elle, il faut de façon urgente mettre l’accent sur la santé mentale des jeunes. La semaine dernière, Québec a annoncé la création d’une application de soutien psychosocial. Selon Mme Ashton, les écoles devraient aussi envisager l’enseignement de notions comme la résilience.
En attendant, Marianne tente de rester motivée en pensant à s’inscrire au cégep Limoilou, au collège John-Abbott ou à André-Laurendeau où elle pourra jouer au hockey. Et surtout, elle envisage de retourner à l’école lundi et d’enfin revoir ses amis. « Avec les cas qui augmentent, je m’attendais à retourner bien plus tard que ça à l’école. Tant mieux », dit-elle.
La disparition du « club social »
Dans une région rurale comme celle de Huntingdon, où la majorité des élèves habitent dans de petites municipalités éloignées les unes des autres, l’école est un point central de leur vie sociale. Et la perte des activités parascolaires, combinée avec l’école une journée sur deux pour les plus vieux, pèse lourd.