Au cours des cinq dernières années, les écoles publiques du Québec ont payé plus de 10 millions à des firmes privées pour que leurs spécialistes – orthopédagogues, psychoéducateurs, orthophonistes, etc. – viennent en aide à leurs élèves. Cette brèche vers le privé contribue aux pénuries et fait craindre les mêmes effets pervers que ce qui se vit dans le domaine de la santé.

Les 10 millions n’incluent pas le plus gros centre de services scolaire, celui de Montréal, qui compte le plus grand nombre d’enfants en difficulté et qui nous a indiqué ne pas être en mesure de nous transmettre de données à ce sujet.

C’est par une demande d’accès à l’information auprès des 60 centres de services scolaires du Québec et des 9 commissions scolaires anglophones (toutes sauf trois ont transmis leurs informations) que La Presse a colligé ces données.

De tous les centres de services scolaires, c’est celui des Mille-Îles, dans la région de Saint-Eustache, qui a le plus remboursé de services au privé, soit 1,168 million au cours des cinq dernières années. Pourquoi ? Notre question est restée sans réponse.

Au centre de services scolaire des Patriotes, qui a déboursé 1,025 million au cours des cinq dernières années, Lyne Arcand, directrice adjointe, dit que cela a été fait « en raison de la pénurie de personnel ».

À l’inverse, le centre de services scolaire de Laval a répondu qu’« il n’a pas comme pratique de faire appel à des services professionnels privés », une exception ayant été faite à la règle en 2019-2020 pour un contrat en orthophonie.

« Notre centre de services scolaire ne retient pas les services de professionnels au privé », a pour sa part répondu le centre de services scolaire de Sorel-Tracy.

« Une fuite en avant »

Les centres de services scolaires, aux prises avec des pénuries de spécialistes à divers degrés, ont-ils raison de se tourner vers le privé pour aller au plus urgent ?

Le recours au privé par des écoles publiques n’est pas la solution, croit Julien Prud’homme, professeur d’histoire à l’Université du Québec à Trois-Rivières, spécialisé dans l’évolution des pratiques dans les secteurs de la santé et de l’éducation. « Il y a là-dedans une fuite en avant par laquelle les écoles se déchargent de leurs responsabilités », se désole-t-il.

Les sommes versées aux firmes privées par les écoles – qui dépasseraient nettement les 10 millions n’eût été les années pandémiques – ne montrent qu’une infime partie de la réalité. Dans la très grande majorité des cas, ce sont les parents eux-mêmes, « y compris ceux qui n’en ont pas les moyens », qui allongent l’argent, observe Kévin Roy, président de la Fédération des comités de parents du Québec.

D’entrée de jeu, la seule évaluation de départ auprès d’un spécialiste dans le secteur privé peut coûter jusqu’à 2000 $.

Les parents qui s’adressent à une firme privée « reviennent à l’école avec un diagnostic de problème d’apprentissage, ça met de la pression sur l’école… qui refait un autre diagnostic. Mais souvent, ça ne veut pas dire que l’enfant sera aidé par un spécialiste. Souvent, le parent se fera dire que l’enfant “n’est pas le pire de la gang” », explique M. Roy.

Telle est la spirale sans fin des diagnostics en série que décrivait La Presse cette semaine et à laquelle entend mettre fin le ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, histoire que les spécialistes de l’éducation se consacrent aux services directs aux écoles plutôt qu’à la bureaucratie.

Lisez « L’aide directe avant les “diagnostics en série” »

Les données recueillies par La Presse témoignent du fait que le recours au privé est loin d’être limité au cas de la petite Anaïs, publicisé par le Journal de Québec. Cette enfant aux prises avec des problèmes de langage n’avait pas eu d’aide de l’école.

Face à la controverse, le ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, avait lancé que si « l’école ou le réseau de la santé ne peuvent pas répondre au besoin, on peut se tourner vers le privé », et qu’« en dernier recours », les parents pourraient alors être directement remboursés.

Vérification faite lundi auprès du cabinet de M. Roberge, un tel remboursement ne se ferait que de façon exceptionnelle.

Le Collège Charles-Lemoyne, sur la Rive-Sud de Montréal, compte en ses murs une « clinique pédagogique » privée où travaillent des spécialistes et vers laquelle le collège oriente les parents si les services standards ne suffisent pas. Le collège, où les droits de scolarité vont de 4000 $ à 5000 $ par année, accueille 40 % d’élèves présentant des difficultés, indique son directeur, David Bowles.


Il assure que le collège ne fait pas d’argent avec la clinique et que l’idée est de faciliter la tâche des parents qui, autrement, doivent aller ailleurs.

Aussi, dit-il, ça facilite les communications entre ces spécialistes et les enseignants de l’élève.

Le privé en santé et en éducation, même combat

Pour Julien Prud’homme, le secteur de l’éducation est en train de vivre les mêmes effets pervers que traverse la santé. Comme les infirmières qui fuient vers les agences, de nombreux psychologues, orthophonistes, etc. partent travailler dans une firme privée. L’hémorragie peut-elle être contrée ?

M. Prud’homme le croit. À son avis, la volonté du gouvernement de mettre fin aux diagnostics en série va dans le bon sens, tout comme l’idée d’ajouter des aides-enseignants dans les classes (qui peuvent être des éducateurs de service de garde).

Au nombre d’enfants qui présentent des problèmes d’apprentissage – 241 509 enfants du primaire et du secondaire, soit quelque 22 % des élèves –, la stratégie de l’aide individuelle dans un bureau ne tient plus.

Il faut y aller « vers des solutions de groupe », estime M. Prud’homme.

En Ontario, au Nouveau-Brunswick et en Finlande, « on investit dans les services directs aux élèves pour améliorer la classe elle-même », relève-t-il.

Comme le problème est similaire, les décideurs en éducation ont intérêt à suivre les effets qu’auront par exemple les diverses solutions avancées pour contrer les pénuries en santé.

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

500

Nombre de postes de spécialistes en éducation (psychologues, orthopédagogues, orthophonistes, etc.) qui ne seraient pas pourvus présentement, faute de candidats.

Source : Fédération des professionnelles et professionnels de l’éducation du Québec (FPPE-CSQ)