Trop occupés à diagnostiquer des problèmes d’apprentissage, des spécialistes travaillant à l’école publique – psychologues, psychoéducateurs, orthophonistes et orthopédagogues – n’ont plus le temps d’aider les élèves, qui sont souvent laissés en plan ou dirigés vers le privé. Le gouvernement estime que ce non-sens a assez duré. Les syndicats et les ordres professionnels le pensent depuis longtemps. La révolution aura-t-elle lieu ?

« Il n’y a pas de retour en arrière possible. »

En entrevue téléphonique avec La Presse, Jean-François Roberge, ministre de l’Éducation, est formel.

« Les psychologues, les orthophonistes, les psychoéducateurs nous ont dit : ‟Laissez-nous travailler avec les jeunes, laissez tomber les codes” », relève M. Roberge.

C’est ce qu’il se dit déterminé à faire : limiter le nombre de diagnostics et les codes d’élèves, tout en maximisant l’aide qui leur est apportée.

Ce qui peut sembler logique commande pourtant un changement de culture à 180 degrés.

C’est qu’au fil des ans, « l’école est devenue une machine à faire des diagnostics » de troubles de l’apprentissage et de comportement, de sorte qu’« on n’intervient jamais au début, quand le problème d’apprentissage est encore petit », se désole Jacques Landry, président de la Fédération des professionnels de l’éducation du Québec, affiliée à la CSQ.

Au Québec, plus d’un élève sur quatre est considéré comme handicapé ou présentant un trouble de l’apprentissage ou du comportement.

Les familles bien nanties qui ont des assurances, fait remarquer M. Landry, en sont réduites à payer des milliers de dollars pour que leur enfant présentant un problème d’apprentissage reçoive de l’aide d’un spécialiste dans le secteur privé. Les autres doivent espérer de leur école des services qui, souvent, ne viennent pas.

« Ça a amené un système à deux vitesses qui s’éloigne de l’universalité des services », se désole M. Landry.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Martin Le Blanc a dû s’en remettre au privé pour que son fils présentant des troubles du langage reçoive les services d’une spécialiste.

Martin Le Blanc peut en témoigner. À la garderie, on n’a pas « échappé » son fils. Très vite, ses problèmes langagiers ont été ciblés et il a été l’objet de suivis réguliers.

À son entrée à la maternelle, plus rien.

« Depuis trois ans, je paie 125 $ toutes les deux semaines pour que mon fils, aujourd’hui en 2e secondaire, voie une spécialiste dans le système privé. »

L’élève, « un instrument »

Au fil des ans, l’élève est devenu « l’instrument » d’un système qui « joue le jeu des cliniques privées et des revendications syndicales », relève Julien Prud’homme, professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivières et spécialiste de l’histoire de l’expertise dans les secteurs de la santé et de l’éducation.

Bien souvent, les codes et les diagnostics ne servent pas tant à savoir de quoi l’élève a besoin, mais à calculer des ratios de tâches, à négocier des conventions collectives ou à donner l’impression qu’on agit.

Julien Prud’homme, professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivières

Denis Leclerc, président de l’Ordre des psychoéducateurs et des psychoéducatrices, le constate aussi.

Jusqu’ici, « les professionnels font des évaluations pour identifier les jeunes en difficulté pour que le gouvernement sache combien donner d’argent [aux écoles], mais cet argent sert trop souvent à faire davantage de diagnostics ».

Va pour les diagnostics (de dysorthographie, de dyslexie ou autre) quand ils sont nécessaires pour aider l’enfant, mais plus question qu’ils continuer de simplement « nourrir la machine ou répondent à une obligation bureaucratique », insiste le ministre Roberge.

Le gouvernement n’a pas le choix d’agir, selon Julien Prud’homme. « Avec l’approche de déficience individuelle basée sur des diagnostics en série, c’est certain qu’on ne pourra jamais avoir assez de ressources », d’autant que bon nombre de spécialistes ont déjà quitté le système public.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-François Roberge, ministre de l’Éducation

L’an dernier, quand le gouvernement a demandé aux centres de services scolaires de ne plus faire de diagnostics que pour les cas vraiment nécessaires, ils ont continué sur leur lancée. « Ils pensaient qu’on ne faisait que suspendre cela pour un an ou deux et qu’ils auraient une montagne de diagnostics à rattraper », explique le ministre Roberge.

Le Ministère a donc réitéré cette année qu’ils n’ont plus « à fournir de preuves concernant les limitations des élèves […]. Le temps qui sera ainsi libéré pourra être réinvesti pour soutenir les élèves », peut-on lire dans la consigne envoyée aux centres de services scolaires.

Mais comment « détricoter » les conventions collectives des enseignants, qui prévoient par exemple qu’un élève avec un problème lourd d’apprentissage compte pour deux ?

Pas question de « paqueter les classes »

Beaucoup de choses restent à déterminer, mais en entrevue à La Presse, Jean-François Roberge assure que les enseignants n’ont aucunement à craindre que le processus vise à « paqueter des classes » en niant les problèmes des élèves.

L’idée de base, répète-t-il, c’est d’asseoir ensemble les directions d’école, les enseignants et les parents et de voir comment aider les enfants le plus directement possible.

Mais le mal est déjà beaucoup fait. « On a 52 psychologues en milieu scolaire de moins en avril 2021 par rapport à 2014 », note Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec.

« Les psychologues scolaires en ont assez de passer du temps dans leur voiture entre trois écoles différentes ou plus, à éteindre des feux, plutôt que de se consacrer à des observations et des interventions [directes auprès des enfants]. »

« Les trois quarts des orthophonistes dans le privé travaillent avec une clientèle d’âge scolaire », illustre pour sa part Paul-André Gallant, président de l’Ordre des orthophonistes.

Jacques Landry salue le changement de cap amorcé par le gouvernement, mais cela ne réglera pas tout. Les différences de salaires, souligne-t-il, risquent peu de ramener les spécialistes dans les écoles ou de retenir ceux qui sont tentés eux aussi de partir travailler dans des cliniques privées.

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Nombre d’élèves du primaire et du secondaire considérés comme étant handicapés ou présentant un trouble de l’apprentissage ou du comportement

Source : ministère de l’Éducation