La garderie éducative Petits Loups avait tout d'un lieu enchanteur pour les bambins. Mais de fil en aiguille, à travers les dettes et les conflits, jusqu'à un avis d'insalubrité et un mystérieux cambriolage, le rêve d'un ambitieux entrepreneur des Laurentides est devenu un cauchemar pour les employées et les parents. Récit.

Le document ne fait que quelques lignes, mais son effet a été instantané.

À la mi-mars, une quarantaine de résidants des Laurentides ont reçu une missive adressée à leurs enfants, leur enjoignant d'envoyer sur-le-champ une somme d'argent variant de quelques dizaines à quelques milliers de dollars à la garderie éducative Petits Loups.

L'établissement de Sainte-Adèle avait pourtant fermé ses portes sans préavis en septembre dernier, ce qui avait obligé de nombreux parents à trouver au pied levé une nouvelle garderie pour leurs bambins... et à faire le deuil de centaines de dollars en frais d'inscription prépayés.

Selon le propriétaire de la garderie, Éric Liboiron, son avocat a commis « une erreur d'inattention » en envoyant les requêtes aux enfants. N'empêche, chez plusieurs parents, la surprise provoquée par cette nébuleuse mise en demeure a fait place à la colère.

« On n'a pas à prendre cette lettre-là au sérieux », tranche Jessica Emmons, qui avait retiré ses enfants de la garderie quelques semaines avant sa fermeture. Alors qu'elle estime que l'entreprise lui devait encore les coûts de deux semaines de service, deux lettres lui réclament désormais un total de plus de 3000 $, sans justification additionnelle.

« Je ne vois pas pourquoi je répondrais à ça », poursuit-elle.

Pour les parents, et encore davantage pour les ex-employées de la garderie, cet épisode s'ajoute à plusieurs mois de conflit avec Éric Liboiron et la garderie Petits loups.

« C'ÉTAIT LE PARADIS »

Les choses avaient pourtant bien commencé.

En 2012, le couple formé d'Éric Liboiron et de Geneviève Gauthier met sur pied la garderie éducative Petits Loups.

« Je construisais ça pour mes enfants, alors on mettait le paquet », raconte M. Liboiron en entrevue avec La Presse.

Maison ancestrale sur un terrain boisé, modules de jeu flambant neufs, menu bio, cours de yoga... L'offre est alléchante, et les attentes des parents sont comblées.

« C'était la plus belle garderie que j'avais vue de ma vie », confirme Audrey-Ann Desjardins, qui a été éducatrice à Petits Loups de septembre 2015 à novembre 2016.

Le permis d'exploitation délivré par le ministère de la Famille l'a été au nom de Geneviève Gauthier, qui assurait la direction de l'entreprise. Selon des parents et d'ex-employées, la garderie était « son bébé », et elle s'en occupait avec grand soin. Plus effacé, M. Liboiron assurait pour sa part la gestion financière de l'entreprise.

Les années passent et une phase d'expansion change la donne. La garderie de 49 places accueille désormais 80 enfants - le projet est alors évalué à 1,1 million de dollars, selon son cofondateur.

« J'ai été ambitieux, j'ai trop emprunté », concède Éric Liboiron, dont les propres parents ont investi 150 000 $, « toutes leurs économies de vie ». Ils ont aujourd'hui déclaré faillite.

Le couple divorce en novembre 2015. L'été suivant, Geneviève Gauthier se retire et cède le contrôle entier de la garderie à son ex-mari. Elle en est toutefois, encore aujourd'hui, la première actionnaire, selon le Registre des entreprises.

PHOTO COURTOISIE

À la mi-mars, une quarantaine de résidants des Laurentides ont reçu cette lettre adressée à leurs enfants.

Photo tirée du site magarderie.com

La garderie était installée dans une maison ancestrale.

Qui est Éric Liboiron ?

« Je suis en affaires depuis que je me rappelle... Je suis un self-made. »

Éric Liboiron, 38 ans, se définit sur Facebook comme un « entrepreneur en série ». Une recherche nous a en effet permis de recenser une dizaine d'entreprises à son nom. Sur sa page LinkedIn, il se décrit comme le fondateur ou le président de cinq sociétés établies au Québec, en Colombie-Britannique et aux États-Unis. 

L'une de ses plus récentes passions : le cannabis légal, secteur dans lequel il a incorporé, au cours de la dernière année, deux entreprises au Nevada. Dans les deux cas, l'adresse personnelle qu'il a fournie est celle de la garderie Petits Loups, rue Saint-Jean à Sainte-Adèle. M. Liboiron affirme également être impliqué dans un projet de « serres de cannabis de 1 million de pieds carrés à Halifax ». Les cryptomonnaies sont aussi dans sa ligne de mire.

« Je suis un tripeux. Je ne fais pas ça pour l'argent. Je suis cassé, en passant. Tout l'argent qui rentre, je le réinvestis, je prends des risques. » - Éric Liboiron

Au moins deux de ses projets passés - TLX Freight, une entreprise de transport, et Axis Blainville, une boutique d'articles de sport - ont laissé derrière eux des créanciers et des fournisseurs impayés. M. Liboiron a été visé par des poursuites au civil de la part d'un partenaire d'affaires chez Axis, du fabricant Burton et du centre commercial où se trouvait la boutique. Les trois causes, d'une valeur totalisant presque 300 000 $, ont été réglées à l'amiable.

Questionné sur ses expériences impliquant des dettes impayées, Éric Liboiron met l'accent sur le fait que c'était « des corporations » et non lui-même qui s'étaient retrouvées en défaut de paiement. « Shit happens, dit-il. On n'est pas dans un pays communiste. »

Photo tirée de Facebook

Éric Liboiron

Le début de la fin

« T'as une heure pour me rappeler, parce que, ma petite, je vais te faire perdre ta maison, ton char, ton crédit pis ta vie. J'en ai ma claque de toi pis de ta petite gang de bitchs. »

En septembre 2017, quelques semaines après avoir démissionné de son poste à la garderie, une éducatrice reçoit un message vocal troublant d'Éric Liboiron, dans lequel celui-ci brandit la menace d'une poursuite en diffamation de 450 000 $ - qui n'est encore jamais venue. La Presse a pu prendre connaissance de l'enregistrement, dont M. Liboiron a reconnu être l'auteur.

« Je ne m'en suis jamais totalement remise », affirme cette personne qui a préféré ne pas être nommée, par crainte de représailles.

Cet événement est arrivé un peu plus d'un an après la prise de contrôle de la garderie par Éric Liboiron. Une année qui a pris les allures d'un long chemin de croix.

Les sept employées avec lesquelles La Presse s'est entretenue ont souligné que les problèmes étaient avant tout de nature financière. Les retards de paie deviennent la norme.

« Il ne fallait pas en parler [retards de paie], sinon on se faisait menacer de se faire mettre à la porte. » - Une ex-éducatrice de la garderie Petits Loups, qui a requis l'anonymat

Invoquant des problèmes résultant d'un changement d'institution financière, Éric Liboiron commence à payer ses employées par le truchement de virements Interac. Les fonds proviennent des comptes de ses autres entreprises.

Une ex-employée, qui a elle aussi tenu à garder l'anonymat, affirme s'être vu offrir par son patron une carte de crédit payée par la garderie, en échange d'une baisse de salaire. Elle dit avoir refusé cette offre.

DE MAL EN PIS

Plus le temps passe, plus les relations de travail s'enveniment.

« Mon problème, c'est que je suis direct, je n'aime pas la bullshit. Je me fais beaucoup d'ennemis à cause de ça », souligne M. Liboiron.

Les ressources commencent à manquer à la garderie. Les éducatrices demandent de l'aide, en vain, et sont contraintes de payer de leur poche du matériel de base, comme des débarbouillettes ou de la crème solaire.

Les parents remarquent une dégradation de l'offre de services, et déplorent plusieurs erreurs dans les prélèvements automatiques pour l'inscription de leur enfant.

Des éducatrices commencent à quitter le navire. Et les parents, à retirer leurs enfants.

« Ma fille a changé d'éducatrice quatre ou cinq fois. On voyait bien que ça n'allait pas bien. » - Jessica Emmons

« On tenait la garderie à bout de bras, on travaillait fort pour répondre aux parents et garder la tête hors de l'eau », ajoute l'éducatrice Audrey-Ann Desjardins.

Au printemps 2017, Éric Liboiron et Geneviève Gauthier conviennent de vendre la garderie.

Fannie Plouffe, jeune éducatrice embauchée quelques mois auparavant, est pressentie pour prendre les rênes de l'entreprise.

Fin juin, son nouveau projet éducatif doit être présenté aux parents lors d'une assemblée générale, mais selon plusieurs témoins, la soirée vire plutôt à la foire d'empoigne entre Éric Liboiron et des parents. Le ton monte, des insultes sont proférées.

Au cours des jours qui suivent, des dizaines d'enfants sont retirés de la garderie.

DERNIÈRE TEMPÊTE

Fannie Plouffe et son conjoint Dominic Robillard décident malgré tout de louer le fonds de commerce afin d'exploiter la garderie. Jamais ils ne signeront de bail en bonne et due forme. Ils ratifient plutôt une promesse de location, dont plusieurs clauses ne sont pas respectées par Éric Liboiron - notamment celle de régler les dettes de la garderie. Les semaines passent, et les fournisseurs continuent de téléphoner afin de réclamer des sommes qui leur sont dues.

Au mois de septembre, la tempête parfaite éclate. Le lave-vaisselle est saisi. La firme chargée de ramasser les ordures avise qu'elle ne passera plus. La ligne téléphonique est coupée. Il ne reste plus qu'une trentaine d'enfants.

Le mercredi 13 septembre, le couple rend les armes.

« J'ai décidé que c'était ma dernière journée, raconte Fannie Plouffe. Je n'achèterai pas, je ne louerai pas. Je démissionne. »

Éric Liboiron assure aux parents que l'établissement demeurera ouvert. Mais le lendemain matin, ils se heurtent à une porte fermée : le ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation (MAPAQ) a publié un avis d'insalubrité après avoir retrouvé des excréments de rongeurs. La bâtisse devra faire l'objet d'une extermination.

Le lundi suivant, les parents apprennent sur Facebook qu'un cambriolage a eu lieu pendant le week-end. Seul le matériel informatique a été volé. Aucune porte ou fenêtre n'a été forcée - « le voleur avait les clés », selon M. Liboiron. La Sûreté du Québec a confirmé à La Presse s'être rendue sur les lieux et avoir ouvert une enquête, mais à ce jour, aucun suspect n'a encore été identifié.

La garderie éducative Petits Loups n'a jamais rouvert depuis, même pas pour que les parents aillent chercher le matériel de leurs enfants.

La vie après la garderie

La garderie est peut-être fermée, mais plusieurs dossiers restent en suspens.

Vingt-deux ex-employées tentent de récupérer des semaines de travail qui ne leur ont pas été payées ainsi que leur indemnité de 4 % prévue par la fin de leur emploi. Dans certains cas, on parle de quelques milliers de dollars. La cause est maintenant dans les mains de la Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST).

Aucune employée n'a reçu son formulaire T4 pour produire sa déclaration de revenus.

« Les filles n'ont pas reçu leur 4 %, mais est-ce que quelqu'un m'a demandé l'état de mes finances, à moi ? Je suis en train de tout perdre. La banque est en train de saisir ma maison. » - Éric Liboiron

La plupart des parents, quant à eux, n'ont jamais reçu de remboursement pour les frais d'inscription qui avaient été prépayés avant la fermeture.

Mère de deux enfants, Marie-Annick Bédard calcule que la garderie lui doit quelque 1000 $, en incluant les effets personnels qu'elle n'a jamais pu aller chercher.

« Quand ça a éclaté, on s'est sentis nonos, car on ne pouvait pas dire qu'on n'avait pas vu les signes », se désole-t-elle aujourd'hui.

Plusieurs parents ont confié à La Presse qu'ils hésitaient à prendre des recours juridiques. « Les gens ne veulent pas dépenser 1500 $ pour récupérer 1000 $ », résume un père qui se décrit comme un « ancien très bon ami » de M. Liboiron.

À la suite de la fermeture, des discussions animées ont éclaté sur Facebook, auxquelles la page de la garderie a répondu par une série de menaces de poursuites en diffamation.

Puis il y a eu les mises en demeure envoyées aux enfants à la mi-mars par l'avocat d'Éric Liboiron.

Ces lettres seraient destinées à récupérer plus de 50 000 $ en comptes impayés ou en arrêts de paiement qui permettraient d'éponger les dernières dettes de la garderie, selon son propriétaire.

« Pensez-vous que je veux laisser 3000 piastres de dettes au IGA local ? lance-t-il. Je vais régulariser ma situation. »

Quant à ceux qui affirment avoir payé jusqu'au bout, ils peuvent avoir été victimes d'une « erreur de facturation », convient M. Liboiron, qui a changé d'avocat depuis cet envoi.

« JE VAIS ME REFAIRE »

Dans les jours qui ont suivi la fermeture de la garderie, Éric Liboiron a publié sur Facebook les numéros de téléphone, adresses courriel et adresse personnelle de Fannie Plouffe et de Dominic Robillard, enjoignant aux parents et aux employées de communiquer avec eux pour recouvrer leur argent. Or, le couple insiste : jamais il n'a pris le contrôle de l'entreprise.

Éric Liboiron affirme néanmoins préparer une action en justice contre eux, soutenant qu'ils ont bel et bien opéré au nom de la garderie.

Selon lui, le même sort attend les parents qui ont des comptes impayés.

« Je ne suis pas un voleur, je n'ai jamais été reconnu coupable de quoi que ce soit, mon dossier est nickel », conclut-il, ajoutant que ses autres projets d'entreprises laissent présager des jours meilleurs.

« Je vais me refaire. »