André Lefort est tombé amoureux d’une Colombienne, dont il a fait la connaissance sur un site de rencontre en 2014. Neuf ans et une pandémie plus tard, sa conjointe et lui ont décidé de se passer la bague au doigt et de poursuivre leur vie au Québec.

Mais leur projet est bloqué. Les délais de traitement pour faire venir son conjoint étranger explosent au Québec. Ils sont de 27 mois, deux fois plus longs que dans les autres provinces canadiennes.

Pourquoi ? Parce que le Québec limite le nombre d’immigrants permanents qu’il souhaite accueillir dans le volet du regroupement des familles. Le quota pour l’année 2023 est de 10 500, sur un total de 52 500 immigrants permanents.

Le fédéral, qui administre la résidence permanente, a la capacité de traiter les dossiers, mais il ne peut pas aller « au-delà du nombre de 10 500 ».

Toutes les personnes qui se sentent délaissées, ce n’est pas la faute du Canada. C’est le Québec qui fixe ses propres niveaux.

Bahoz Dara Aziz, attachée de presse du ministre de l’Immigration, Marc Miller

Résultat : comme les demandes de réunification sont plus nombreuses que les places disponibles, le nombre de familles en attente d’une décision en regroupement familial augmente. Il atteint 38 800, selon les données fournies à La Presse par le ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration du Québec (MIFI).

Des impacts émotionnels

« J’occupe un emploi permanent à Hydro-Québec. Je gagne bien ma vie. Je suis capable de faire vivre ma femme », s’indigne M. Lefort, 64 ans, qui a épousé Doris Ribero Gualdron, 60 ans, le 20 mars 2022.

Ça fait déjà un an que le couple a déposé sa demande de parrainage. Mme Ribero Gualdron a reçu son certificat de sélection du Québec (CSQ) en mars 2023. « On ne peut parler à aucun agent, déplore M. Lefort. Personne ne peut me dire combien il me reste de mois. »

PHOTO FOURNIE PAR ANDRÉ LEFORT

André Lefort et sa femme, Doris Ribero Gualdron

Et pendant ce temps, les délais de traitement ont augmenté pour le Québec : 12 mois à l’automne 2022, 16 mois au début de l’année, 24 mois en juin, puis 27 mois en octobre.

Derrière cette statistique, il y a des situations familiales difficiles et des impacts émotionnels réels. Car, contrairement à une idée répandue, la majorité des gens qui font des demandes de regroupement familial ne cherchent pas à faire venir leurs parents ou leurs grands-parents. Plus de 84 % des demandes portent sur des conjoints et des enfants.

« Vingt-sept mois d’attente, quand ce sont tes enfants, ton épouse ou ton conjoint, c’est très, très long, et ça crée vraiment une problématique pour ces gens-là qui ne devraient pas être défavorisés, en ce qui concerne les délais, parce qu’ils sont au Québec », déclare l’avocate Laurence Trempe, coprésidente de l’Association des avocats et des avocates en immigration du Québec.

Accoucher « par Messenger »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Mylène Ronco et ses deux garçons, Nolan, 4 ans, et Lévi, 17 mois

André Lefort n’est donc pas le seul à devoir composer avec les plafonds imposés par le Québec. C’est aussi le cas de Mylène Ronco, une Montréalaise mariée à un Colombien, Luis Eduardo Rhenals, avec qui elle a deux enfants. Sa demande de parrainage a été déposée en avril 2022.

« En 2017, je suis partie vivre en Colombie, parce que j’avais envie de vivre de nouvelles aventures, et c’est comme ça qu’on s’est connus », explique-t-elle.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Mylène Ronco et Luis Eduardo Rhenals, le jour de leur mariage, en décembre 2021. Au centre, leur fils Nolan.

Le couple a eu un premier enfant en 2019. Puis un second, en 2022, après deux années de séparation, causée par la pandémie.

Mme Ronco a accouché, seule, au Québec, les deux fois, avec la présence virtuelle de son mari « par Messenger ».

C’est quand même très cruel de se dire que ces moments-là, qui sont les moments les plus importants de ta vie, tu les passes à distance.

Mylène Ronco

La famille a vécu ensemble au cours des 13 derniers mois. Mme Ronco est revenue au Québec le 20 octobre, à la fin de son congé de maternité, avec ses deux fils. Son mari, lui, est resté derrière, faute de visa.

« J’ai pris un congé de maternité de 18 mois, dont six mois sans solde, parce que les délais pour faire venir mon mari au Québec étaient de 16 mois, explique-t-elle. Je pensais qu’on allait pouvoir revenir ensemble. Je ne voulais pas séparer la famille encore parce qu’on est toujours déchirés chaque fois qu’on part. Je voyage quand même plusieurs fois par année pour voir mon mari, quand je suis au Canada. »

Mais les délais de traitement ont augmenté à 25 mois « d’un coup », dit Mme Ronco. « Ça nous a mis encore dans l’incertitude, ça cause beaucoup de stress. Ce n’est pas facile. »

« Il veut sa maman »

Joane Alexandre, une Haïtienne dont le mari est un Québécois d’origine haïtienne, vit une situation semblable. Le couple, ensemble depuis 14 ans, a un fils de 6 ans, qui habite depuis deux ans avec son père, à Laval, en raison de la crise humanitaire en Haïti. Leur demande de parrainage remonte à juin 2022.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE

Joane Alexandre et son fils, alors âgé de 4 ans

« J’ai déjà reçu mon certificat de sélection du Québec. J’ai fait la visite médicale et la biométrie. Mais depuis mars, on n’a plus aucune nouvelle. J’ai envoyé le certificat de police. On n’a même pas reçu de message. Rien du tout. Ça ne bouge pas », déplore Mme Alexandre, qui dit avoir subi une tentative d’enlèvement chez elle en janvier. « Le dossier est bloqué. On a fait une demande de visa, mais on n’a rien reçu. Notre enfant ne s’adapte pas, il est stressé, il veut revenir en Haïti, il veut sa maman. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Ralph Alcide et son fils

Son mari, Ralph Alcide, qui détient la citoyenneté canadienne depuis de nombreuses années, travaille dans le milieu de la construction, dans la région de Montréal. Il doit partir de chez lui à 4 h, tous les matins.

« C’est une situation très difficile, surtout avec mon garçon qui me demande toujours pour sa mère, confie-t-il. Est-ce que sa mère l’a abandonné ? Pourquoi on ne peut pas aller la voir ? Pourquoi elle ne peut pas venir nous voir ? Je dois gérer tout ça, plus son école. J’ai souvent de la difficulté à trouver quelqu’un pour m’aider. Des fois, je dois manquer mes journées de travail, je n’ai pas le choix. »

En savoir plus
  • 52,2 %
    Proportion des personnes parrainées au Québec qui connaissent le français, au moment de la sélection.
    Source : ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration du Québec