En février 2013, ma blonde et moi, on s’est installés devant la télé, et on a dévoré la série House of Cards, d’une traite, 13 épisodes en un week-end. On était devant la télé, mais les images que l’on regardait ne provenaient pas d’une station de télé. Elles provenaient d’une plateforme appelée Netflix. Pour nous, en tant qu’individus, ça ne changeait rien. Une bonne histoire, c’est une bonne histoire. Pour nous, en tant que peuple, ça changeait tout.

La société distincte du Québec s’est forgée autour de la télé. Tous les jours, tous les soirs, on passait du temps, ensemble. Rien n’est plus précieux que le temps passé ensemble. Des artistes, des journalistes, des politiques, des scientifiques, des travailleurs, des travailleuses entraient chez nous et on les recevait pour notre plus grand petit bonheur.

On s’informait ensemble. On riait ensemble. On pleurait ensemble. On se créait une mémoire collective, mêlant fiction et réalité. La télévision était un trait d’union, la représentation de ce que nous étions.

Pour la protéger et pour l’encadrer, les gouvernements ont établi toutes sortes de règles, d’avantages et de responsabilités. On a saisi, dès son invention, l’énorme pouvoir de cette technologie et on s’est appliqués à faire en sorte qu’elle soit au service des gens. Au service de notre culture. Au service de notre avancement.

Quand la transmission par câble a permis la multiplication des chaînes et l’accès aux stations américaines, on s’est assurés qu’il y ait une redistribution des sommes perçues dans l’industrie locale.

On aurait pu croire que l’accès aux chaînes américaines, dès les années 1970, allait avoir des répercussions sur l’écoute des postes d’ici. Pas vraiment.

Parce que la majorité francophone du Québec préfère regarder la télé dans sa langue. Ce qui est bien normal. Toutes les nations font de même.

La langue était l’ultime protection de l’industrie culturelle québécoise. Plus forte que n’importe quelle loi ou mesure. Même avec tous leurs moyens, les NBC, ABC, CBS ne pouvaient affaiblir nos diffuseurs.

Maintenant, les plateformes internationales offrent la plupart de leur contenu en plusieurs langues, dont le français. Et c’est ça qui a tout changé. C’est pour ça que les Québécois s’abonnent en masse à Netflix, Disney+ et Amazon Prime Video. Avant, pour avoir accès à des récits dans notre langue, ça prenait TVA, Radio-Canada ou Télé-Québec.

Maintenant, ce n’est plus le cas. Je sais qu’il y a de plus en plus de gens qui suivent en anglais leurs feuilletons préférés, mais il n’en reste pas moins que l’offre en français des géants a fait sauter la dernière balise de protection.

Pourquoi nos dirigeants, qui ont su faire en sorte que l’apparition de la radio, puis de la télévision, permettent une expansion de la culture nationale, n’ont pas su faire la même chose avec le web ?

Ils n’ont pas saisi la puissance de la bête. Comme si pour eux, le web, c’était un gadget, un complément, un satellite, alors que c’est l’univers. Ils ont été complètement dépassés. Ça allait trop vite. Manque de vision ? Des gens d’une autre époque ? Leur laisser-aller nous laisse, aujourd’hui, de côté.

Sans encadrement, la concurrence est injuste. Imaginez une autoroute sur laquelle certaines voitures doivent respecter la limite de vitesse et les autres, non. On sait qui va arriver en dernier. Ce n’est pas juste l’industrie télévisuelle québécoise qui est menacée de disparaître, c’est l’identité québécoise elle-même qui est en danger.

Pendant des décennies, la culture fut la potion magique de notre village d’Astérix. La potion magique vient de changer de camp. Ce sont les Romains qui l’ont. On risque bientôt de faire comme les Romains.

La nuit dernière, nous avons reculé nos montres d’une heure. À 2 h du matin, il était 1 heure du matin, simple de même. Il faudrait pouvoir reculer les calendriers de 10 ans, pour ne pas nous retrouver où nous en sommes aujourd’hui.

Pendant cette décennie, les plateformes ont tellement profité du buffet à volonté, ont tellement prospéré, ont tellement pris tout l’espace, ont tellement créé des habitudes chez les consommateurs que les contrôler, les réglementer semble impossible. On peut bien les blâmer, mais c’était à nous de nous affirmer.

Les plus acharnés diront qu’il n’est jamais trop tard. Vrai. C’est juste que le bras de fer, c’était déjà David contre Goliath, c’est rendu David contre 10 Goliath.

La télévision ne mourra pas. Le mot télé vient du grec têle, qui signifie au loin, à distance. Voir des images qui sont au loin. Qu’on l’appelle « plateforme » ou « application », ça reste le même procédé. On voit des trucs qui ne sont pas réellement dans notre face.

Ce qui risque d’arriver, c’est qu’on se verra de moins en moins dans ces images. Qu’elles proviendront d’un au loin encore plus loin. Au point de ne plus nous y reconnaître. Et d’abandonner notre différence pour pouvoir ressembler à ce qu’on y voit.

Toutes mes pensées sont avec celles et ceux dont la vie immédiate est chamboulée par les conséquences de cette crise annoncée.

Gens des gouvernements, ça fait 10 ans qu’on vous le dit : « Faites de quoi ! » Notre télé a besoin de vision.