À en juger par l’indignation dans le reste du pays, l’enseignement supérieur en anglais serait menacé au Québec. Les établissements de la minorité anglophone agoniseraient sous les assauts du gouvernement caquiste.

Pourtant, les chiffres disent autre chose.

Les universités ont raison de critiquer des aspects controversés et parfois contradictoires de la nouvelle politique caquiste – j’y reviendrai samedi. Mais avant d’analyser ce problème, replaçons les choses dans leur contexte.

Au primaire et au secondaire, le réseau anglophone est fragile. Les inscriptions y ont diminué de 18 % dans les 15 dernières années. Et la loi 40, contestée devant les tribunaux, éliminerait ses commissions scolaires.

Au cégep et à l’université, toutefois, ses établissements sont en excellente santé.

Commençons par le cégep. La communauté anglophone compte pour 8 % de la population. Les cégeps dans sa langue accueillent plus de 17 % des élèves.

Ce pourcentage est en hausse constante. Depuis les années 1990, la majorité de la croissance des effectifs s’est faite dans le réseau anglophone. Il serait encore plus fréquenté si deux des plus grands cégeps au Québec, Dawson et John Abbott, ne devaient pas refuser autant de candidats à cause de leur manque de places.

La demande y est forte. La majorité des jeunes qui les fréquentent sont désormais francophones ou allophones. Ils auront ensuite davantage tendance à étudier à l’université en anglais. Et ensuite, à travailler dans cette langue.

Les universités McGill et Concordia profitent de cette pente qui mène à elles. Cela accentue leur avantage, surtout pour McGill.

Historiquement, elle a toujours été en position de force. Elle récolte le fruit de son travail académique et philanthropique. Mais elle bénéficie également d’un cercle vertueux, où ses riches diplômés deviennent donateurs, ce qui hausse son budget et sa capacité d’attirer les meilleurs professeurs et les bourses de recherche, et ainsi de suite.

Sur le plan des investissements, les établissements supérieurs anglophones ne sont pas à plaindre. Québec finance actuellement 17 projets immobiliers qui totalisent 2,17 milliards. La majorité de l’argent (1,23 milliard) ira à McGill et à Concordia, en bonne partie grâce au projet sur l’ancien site de l’hôpital Royal Victoria. Avec le quart des étudiants, elles récoltent ainsi 56 % des investissements.

À ces atouts, il faut ajouter celui du recrutement à l’international. Le nombre d’inscrits étrangers a presque triplé depuis 20 ans. Les universités anglophones en profitent davantage, parce qu'elles ont déployé plus d’efforts dans le passé, et aussi car elles misent sur un plus grand bassin de candidats fortunés. En 2018, elles récoltaient ainsi pas moins de 47 % des droits de scolarité venant de l’étranger.

Puis, à la fin de 2018, il y a eu un virage majeur. À la suite d’un lobbying de McGill et d’autres, le gouvernement Couillard a déréglementé les étudiants étrangers. Les universités leur facturent le prix qu’elles souhaitent et elles gardent tout l’argent. Elles ne doivent plus le partager avec les autres établissements. Cette décision a été prise en coulisses, sans débat.

Dans les trois dernières années, McGill, Concordia et Bishop ont empoché 70 % de ces revenus. Les établissements francophones rattrapent lentement leur retard grâce à leurs récents efforts accrus en recrutement à l’étranger. Reste que leur bassin d’étudiants – notamment en Afrique francophone – est de façon générale moins fortuné et peuplé que celui de l’Asie du Sud-Est, où les diplômes en anglais sont convoités.

Nos établissements anglophones ne vendent pas seulement un diplôme. Ils offrent aussi une voie facilitée vers la résidence permanente canadienne. Après avoir obtenu un diplôme en anglais, leurs clients reçoivent un permis de travail ouvert d’une durée de trois ans. Au terme de ces sept années, où ils n’ont pas besoin de maîtriser le français, ils peuvent ensuite se rendre vers les autres provinces pour compléter leur dossier et y devenir ultimement citoyens canadiens.

Cela exerce une pression sur le français. On dénombre actuellement quelque 80 000 étudiants étrangers et 20 000 Canadiens des autres provinces inscrits en enseignement supérieur. À l’université, ces étrangers et Canadiens fréquentent respectivement à plus de 40 % et de 80 % les établissements anglos.

Ils enrichissent notre vie universitaire. Ce sont aussi d’excellents candidats pour devenir des immigrants permanents – les autres pays se battent d’ailleurs pour les attirer. Toutefois, leur francisation est laborieuse.

Par exemple, Statistique Canada rapporte que 47 % des allophones qui ont terminé leurs études supérieures en anglais travaillent principalement en anglais au Québec, contre seulement 7 % de ceux ayant étudié en français. Pas moins de 23 % des francophones ayant étudié en anglais adopteront aussi cette langue au boulot.

C’est parce que le marché du travail les y encourage. Et pour les allophones, c’est aussi parce que leur établissement ne les a pas incités à apprendre adéquatement le français. Ceux qui le parlent le maîtrisent parfois moins bien que l’anglais – leur bilinguisme asymétrique les incite à préférer l’anglais.

Voilà le portrait d’ensemble. Il y a donc deux enjeux : la fragilisation du français et le déséquilibre entre les établissements qui a été aggravé par la déréglementation libérale.

Pour les régler, il serait bête de viser un égalitarisme revanchard qui nivellerait par le bas.

Quand McGill se démarque à l’international, toute l’économie du Québec en profite. Le ministre des Finances, Eric Girard, l’a lui-même reconnu quand il s’est récemment désolé que l’Université de Toronto la devance désormais. Car la concurrence n’est pas seulement entre les établissements québécois. Elle est aussi entre le Québec et le reste du monde.

Reste qu’on pourrait faire mieux pour protéger le français et pour aider les établissements francophones afin de rétablir un minimum d’équité, sans nuire à la petite Université Bishop’s, en Estrie.

C’est ce rééquilibrage que visait le gouvernement caquiste. Hélas, il me semble avoir raté la cible, surtout avec sa mesure visant les étudiants des autres provinces canadiennes. J’y reviendrai samedi.