Reculons la cassette à l’an de grâce 2010. Cette année-là, j’ai plongé pour La Presse dans un sujet qui m’est cher pour des raisons personnelles : le cancer.

J’avais interviewé des malades, des chercheurs, des médecins et des militants pour recueillir plusieurs perspectives. Car le cancer est à la fois un drame intime, un défi médical et scientifique ainsi qu’un enjeu de politiques publiques.

J’avais constaté que depuis des années, l’écosystème de la lutte contre le cancer réclamait à hauts cris un registre des cancers. Il s’agit d’un registre de données précises et à jour sur les cancers au Québec. De tels registres existent ailleurs au Canada. Ils permettent d’avoir une idée précise des cancers sur un territoire donné.

Avancez la cassette à 2023. Que vois-je passer dans le firmament de l’actualité, la semaine passée, 13 ans plus tard ? Une sortie publique1 d’organismes de lutte contre le cancer qui réclamaient justement de meilleures données sur le cancer au Québec !

Pensez qu’encore aujourd’hui, les données québécoises sur le cancer sont tellement pourries qu’elles sont exclues de grandes études canadiennes, comme cette étude de 20222 : le Québec y est mentionné 73 fois… Chaque fois, pour rappeler que nos données en la matière ne sont pas fiables.

Et lundi, j’ai interviewé à la radio3 l’oncologue Normand Blais, un de nos grands experts du cancer du poumon. Sujet : une étude américaine qui montre que les femmes de moins de 50 ans sont plus susceptibles de développer des cancers du poumon que les hommes. J’ai sondé le médecin du CHUM : pourrait-il, lui aussi, ausculter nos données made in Quebec pour avoir un portrait aussi juste que celles de l’étude américaine ?…

Réponse du doc : ces données existent, mais elles existent dans un magma administratif tellement complexe que pour y accéder, il faut parfois faire… une demande d’accès à l’information !

En repensant à la réponse du DBlais, une question a commencé à flotter dans mon esprit, une question que je me pose souvent, un enjeu qui transcende la lutte contre le cancer… 

Qu’est-ce qui fonctionne, au Québec ?

En santé, tout tient avec de la broche.

Vous n’avez pas de médecin de famille ? Vous n’aurez pas de rendez-vous avec un médecin spécialiste. Vous avez un médecin de famille ? Bonne chance pour le voir rapidement : payez 250 $ pour en voir un au privé. Vous avez une opération prévue la semaine prochaine ? Il se peut qu’elle soit annulée alors que vous avez déjà enfilé votre chemise d’hôpital. Et si vous vous faites une entorse au pied, traînez Guerre et paix à l’urgence, vous aurez sans doute le temps de lire les 1572 pages de ce pavé de Tolstoï avant d’être vu par un médecin.

L’école ?

L’école publique tombe en ruines, au sens propre et au sens figuré. Les bâtiments de certaines écoles s’émiettent. Nos écoles manquent de profs et de spécialistes : pas pour rien que l’école privée est si populaire. Un des résultats de ce laisser-aller : les profs de cégep constatent que les cégépiens arrivent dans leurs classes sans des compétences de base en… français.

La Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) s’est enfoncée dans une réforme numérique qui l’empêche encore de bien faire ce qu’elle doit faire, c’est-à-dire délivrer et renouveler des permis de conduire et des certificats d’immatriculation. Tsé… la base.

Et du berceau au crépuscule de sa vie, le Québécois attend : les listes d’attente pour une place en garderie sont interminables, la DPJ est tellement débordée qu’elle ignore parfois des ordres du tribunal, et nos vieux meurent avant d’obtenir une place en CHSLD… 

Je continue : on manque de constables spéciaux dans les palais de justice, palais de justice eux-mêmes ralentis par une informatisation digne de l’époque où les micro-ordinateurs roulaient sous DOS. Les juges se disent débordés par le nombre de causes qui atterrissent sur leur bureau. Résultat : des suspects de crimes graves sont élargis, pour cause de délais déraisonnables.

Même Hydro-Québec, autrefois un exemple d’efficacité, peine à brancher au réseau électrique des maisons nouvellement construites !

Je suis parti d’un registre du cancer pour arriver au branchement des maisons à l’électricité en passant par la faillite de nos écoles et à l’attente pour toutes sortes de services… Je sais que tout cela est disparate, mais ça fait partie de cette question lancinante, qui me hante : qu’est-ce qui marche, au Québec ?

Oui, bon, il y a une chose qui marche, au Québec, mesdames et messieurs.

L’impôt.

L’impôt est un modèle d’efficacité : pour percevoir les sommes dues, l’État québécois est un exemple mondial. Là-dessus, pas le temps de niaiser. Là-dessus, pas d’attente, pas de rupture de service.

Je rappelle qu’il y avait une sorte de pacte social, dans notre demi-pays : nous acceptions de tolérer un lourd fardeau fiscal en échange de services publics efficaces et accessibles…

Ce pacte ne tient plus.

L’État québécois croule sous le poids de sa propre inertie, de ses strates interminables de gestionnaires et d’employés, tous obsédés par les procédures et les protocoles, la paperasse et les petites cases.

Et le service aux citoyens ?

Fuck le citoyen.

On dira aux journalistes qui appellent pour s’enquérir d’un cas particulièrement inacceptable que le citoyen est « au cœur de nos priorités », évidemment. Mais dans le réel, il ira payer au privé pour son opération au genou, le citoyen…

Je me souviens de François Legault dans l’opposition. Il allait tout changer, tout réformer. Son slogan des élections de 2012 : « C’est assez ! Faut que ça change ! »

Il n’a pourtant rien changé, rien réformé.

L’État québécois qu’il dirige est aussi inefficace sous sa gouverne qu’il ne l’était sous celle de ses prédécesseurs. Sa vice-première ministre l’a d’ailleurs comiquement et involontairement admis4 en commission parlementaire, récemment.

Je comprends M. Legault de rêver de nouveaux barrages et de filière-batterie-pour-autos-pas-au-gaz…

Quand on rêve à l’avenir, on peut oublier la dure réalité du présent.

1. Lisez « Cancer au Québec : “Il y a une urgence d’agir” » 2. Consultez le rapport spécial de 2022 sur la prévalence du cancer 3. Écoutez l’entrevue avec l’oncologue Normand Blais 4. Lisez la chronique « Guilbault ou le pragmatisme dogmatique de la CAQ »