Mardi matin, un immense camion blanc se stationne devant chez moi. Je le vois par la fenêtre de ma chambre. Il est si long que le gros arbre, entre lui et moi, en cache juste un petit bout. Bientôt, le gros arbre ne cachera plus rien du tout. Ce bel érable, situé à quelques pieds de ma demeure, vit ses dernières heures.

J’appréhendais cette journée depuis que j’avais vu, il y a deux mois, le cercle à la peinture rouge tracé sur son tronc. Le signe de sa condamnation. De sa condamnation à l’abattage, de sa condamnation à mort.

La tempête de verglas d’avril dernier l’a considérablement fragilisé. La Ville a décidé qu’il est devenu une menace pour la sécurité publique. Je n’y peux rien. Il a beau être sur la petite parcelle de gazon devant ma maison, il ne m’appartient pas. Il est sur le terrain de la municipalité. C’est son arbre. Pas le mien. Quoiqu’au fond, il ne devrait être ni à elle ni à moi, c’est tout ce qui est autour qui devrait être à lui.

Les arbres sont les premiers implantés. Les premiers à s’être bâtis sur cette terre. À y avoir grandi. Les premiers à avoir gratté le ciel. C’est nous qui nous sommes installés chez eux, en coupant la plupart d’entre eux. Ceux que nous avons préservés sont sacrés. Il faut tout faire pour les conserver.

Cet érable était chez lui, devant chez moi, avant même que ça devienne chez moi. Dès que je l’ai vu, je l’ai tout de suite aimé. Ce grand portier garde mon entrée. Grâce à lui, j’habite la maison sous les arbres, comme dans la chanson de Bécaud. Grâce à lui, et à ses voisins qui s’étirent jusqu’ici.

À quelques pas de mon lit, il est, à lui seul, un orchestre de chambre, jouant Les quatre saisons. Un solo de très hautbois.

L’été, ses feuilles gardent au frais les pièces d’en avant. L’automne, il est au premier plan du festival des couleurs, avec derrière lui, hors foyer, ses semblables, dans le parc. L’hiver, ses branches accueillent ces oiseaux légers qu’on appelle les flocons. Et au printemps, ses bourgeons me donnent une raison de croire en la résurrection. Bref, cet arbre est un show vivant. Beaucoup plus vrai et beaucoup plus beau que ceux que l’on peut voir sur les écrans.

Tous les matins, à mon réveil, durant mes années solitaires, il est mon premier contact avec un hêtre vivant. Je sais, ce n’est ni un hêtre ni un être, c’est un érable, mais la poésie, même la petite, a toutes les fantaisies.

Les travailleurs ont terminé de l’émonder. Ils l’ont débranché. Il ne respire plus. Ne reste plus de lui qu’un long tronc. On dirait un totem. Un esprit protecteur.

Le lendemain, ils sont de retour, pour terminer la coupe. Je préfère ne pas regarder. Pas envie d’en faire une story. Voir un compagnon se faire trancher en deux, en trois, en quatre, ça fait mal, même si c’est pour le bien de la communauté. Je reste sur la terrasse, derrière. Je n’entends que le bruit de l’exécution. Le bruit de la scie. Un arbre ne crie pas. Mais il n’en pense pas moins.

Au bout de trop longues minutes, le silence revient. C’est fait. Je crois entendre, au loin, un oiseau chanter son requiem. Peut-être a-t-il perdu son nid ? Ne reste plus que la souche. Une pierre tombale ou plutôt un bois tombé.

Le matin suivant, je me réveille pour la première fois sans mon rideau de feuilles. Le soleil plombe dans ma chambre comme jamais. Ça tombe bien, j’aime la lumière. La nature a toujours du beau en échange. J’ai une pensée pour mon érable envolé. Et pour tous ceux disparus, cet été, dans les incendies, les tornades et autres catastrophes naturelles. En plus de toute la déforestation artificielle de l’industrie.

Les arbres ont la vie dure. Comme tous ceux que l’on tient pour acquis. On est certain qu’ils seront toujours là, jusqu’à tant qu’on perde celui qui était le plus proche de nous. Alors on voit l’unicité de cette multiplicité.

Les arbres ont une qualité que nous n’avons pas : c’est celle d’être toujours là. De ne jamais s’enfuir. De s’enraciner. Seuls le temps, la nature, le destin ou les humains parviennent à les faire tomber. À les tasser du chemin. C’est pour ça qu’ils nous émeuvent autant. Ce sont des monuments de loyauté. Des repères sur lesquels on peut toujours compter. Depuis mercredi, j’ai peine à reconnaître où j’habite, quand j’arrive chez moi.

Au revoir, mémorable érable !

Dans quelque temps, on retirera sa souche pour planter un nouvel arbre. Je ne sais pas jusqu’où je le verrai pousser avant que je me pousse moi-même. Encore plus haut que lui.

Donnez donc un câlin à votre écorce préférée, aujourd’hui.