On a parfois cette image idéalisée des peuples autochtones en communion avec la nature, protecteurs de la Terre Mère, gardiens de l’eau pure, des forêts vierges et des animaux sauvages.

Et puis, on tombe sur l’enquête-choc de mon collègue Tristan Péloquin. Des eaux brunâtres qui se déversent en cascades toxiques dans le lac des Deux Montagnes. Des ruisseaux contaminés par un dépotoir broche à foin, exploité par les frères Terreur de Kanesatake.

Lisez l’enquête « Des eaux toxiques dans une “zone de non-droit” »

Une bombe environnementale qui pollue depuis des années, tic-tac, tic-tac, sans que personne n’ose tenter de la désamorcer, de peur que ça lui explose au visage.

On n’a pas à choisir entre une image ou une autre. Les deux coexistent. Mal. C’en est rendu invivable pour certains Mohawks, qui réclament l’intervention des autorités afin que cessent les activités criminelles sur leur territoire.

Ces gens-là vivent dans la peur.

C’est le cas de « Pink », une Mohawk qui a requis l’anonymat par crainte de représailles : « Je devrais quitter la communauté, dit-elle. Ma maison serait incendiée, ma famille serait menacée. Je serais incapable de revenir dans la communauté dans laquelle j’ai grandi. »

Mettons qu’on a accordé l’anonymat pour moins que ça…

Même si je lui jure d’emporter son nom dans ma tombe, Pink est nerveuse. « Ces gens sont à craindre. Il y a une raison pour laquelle personne ne les dénonce… »

« On ne parle pas seulement du dépotoir », commence Pink. Elle n’est pas seule à le souligner : son témoignage s’ajoute à celui d’Optimum, une autre Mohawk qui déplorait lundi que Kanesatake soit devenu une « zone de non-droit ».

Au cœur de cette histoire : les frères Robert et Gary Gabriel, propriétaires du dépotoir illégal. Deux hommes qui fraient depuis longtemps avec le crime organisé. En 2009, Gary a été arrêté en possession d’un camion militaire, d’armes et de chargeurs d’AK-47.

Cinq ans plus tôt, les frères Gabriel comptaient parmi ceux qui ont séquestré les Peacekeepers du poste de police de Kanesatake, peu après l’incendie criminel de la maison du grand chef.

Depuis, le territoire n’a plus de forces policières.

Les frères Gabriel sont aussi proprios du Green Room, l’une des boutiques de cannabis situées sur la route 344, qui longe la rivière des Outaouais.

Gary Gabriel était attablé avec le chef de gang Arsène Mompoint lorsque ce dernier a été abattu d’une balle en pleine tête, un après-midi de juillet 2021, sur la terrasse du Green Room.

Selon Pink, la situation s’est détériorée à en devenir intenable. « On est passé des cabanes à cigarettes à ce point où Kanesatake est inondé de gens, surtout des jeunes, qui utilisent notre communauté comme terrain de jeu. Ils font des courses de voitures sur la route… »

La Sûreté du Québec sait ce qui se passe, avance Pink, mais laisse aller.

Il y a une décision politique qui a été prise de ne pas intervenir. Tous les gouvernements ont abandonné les gens de Kanesatake.

Pink, résidante de Kanesatake

Pour le dépotoir, même scénario. Depuis 2017, les gouvernements ont fermé les yeux sur les immondices qui s’accumulaient en forêt. Québec s’est contenté d’une tape sur les doigts aux proprios, les priant de ne pas recommencer, ces malcommodes. Ottawa a promis de faire « un suivi serré des actions prises ».

Les frères Gabriel ont sûrement bien rigolé.

Bien sûr que personne ne veut d’une autre crise d’Oka. Personne ne veut rallumer l’étincelle de la révolte. On préfère regarder ailleurs. Et des gens comme les frères Gabriel en profitent pour faire la pluie et le beau temps à Kanesatake.

« La SQ ne veut rien faire parce qu’ils ne veulent pas d’une situation comme [la crise d’Oka] en 1990. Mais il n’y a aucune similarité entre les enjeux de 1990 et ceux de 2023 », proteste Pink.

Entre l’agrandissement d’un club de golf dans une pinède chère aux Mohawks et les écoulements toxiques d’un dépotoir dont personne ne veut, il y a, en effet, un monde.

À cause de l’inaction des autorités, les citoyens de Kanesatake sont abandonnés à leur sort.

« Ce n’est pas la communauté dans laquelle j’ai grandi, regrette Pink. C’est un très bel endroit, mais qui est en train de devenir très laid parce que nous ne pouvons pas dénoncer sans être menacés, nous ne pouvons pas marcher dans la rue sans craindre une course de voitures… C’est terrible parce que c’est un peu l’exemple qui est donné aux jeunes : le crime paie. »

Avec d’autres citoyens, Pink lance un appel à l’aide : « Nous demandons, de toute urgence, un soutien pour assurer la paix et la sécurité des membres de notre communauté au quotidien à Kanesatake », lit-on dans leur lettre ouverte.

Lisez la lettre ouverte du groupe d’habitants de Kanesatake

« C’est une période très dangereuse, dit Pink, parce que nous sommes vulnérables. Personne ne vient nous aider. Si quelque chose se produit, nous devrons prendre les choses en main pour nous défendre. Pour moi, c’est une façon effrayante de vivre. »

Elle compare la situation de sa communauté à celle d’Haïti. « Le gouvernement envoie de l’argent et des policiers en Haïti, mais juste dans votre cour, à une heure de route de Montréal, il y a une situation parallèle et nous ne savons pas quoi faire… »

Le ministre québécois responsable des Relations avec les Premières Nations, Ian Lafrenière, « doit intervenir pour rétablir la sécurité », ce qui permettra enfin à la communauté de s’exprimer, insiste Pink.

Le ministre fédéral des Relations Couronne-Autochtones, Marc Miller, devra ensuite « établir une commission d’enquête pour comprendre comment nous en sommes arrivés là et comment en sortir ».

Ce n’est pas gagné. Ottawa, si prompt à s’excuser pour les erreurs du passé, semble moins pressé d’agir quand les erreurs se passent sous ses yeux, ici et maintenant.

Sans doute ne veut-il pas avoir l’air d’imposer des solutions aux Autochtones. On l’a assez dit : ça va faire, le colonialisme. Il faut que ça vienne d’eux. Bien sûr.

Sauf que cette fois… ça vient d’eux, justement. Ce cri du cœur provient de citoyens ordinaires de Kanesatake. Et ils ont besoin d’aide.