La grève des fonctionnaires fédéraux n’est pas le cauchemar que l’on croit pour Justin Trudeau. Du moins, elle n’a pas besoin de l’être. S’il est habile, cela pourrait devenir une occasion pour lui.

Déposer une loi spéciale pour forcer le retour au travail ne serait pas forcément dommageable politiquement. Et même si ce serait un affront pour les syndicats, ils pourraient malgré tout obtenir des gains par la suite.

Même si la grève était cassée, le fédéral ne décréterait pas les conditions de travail. Ça se réglerait par arbitrage ou un autre mécanisme indépendant, et bien malin qui peut en prédire le résultat. Les syndiqués pourraient en sortir gagnants, comme ce fut le cas pour les débardeurs du port de Montréal. Et cela pourrait aussi influencer d’autres employeurs qui encadreront le télétravail.

Commençons par les conséquences politiques.

Après des déficits en période de croissance économique durant son premier mandat, après l’inflation alimentée par ses dépenses pandémiques et après son récent abandon d’une cible de retour à l’équilibre budgétaire, M. Trudeau pourrait enfin démontrer une préoccupation minimale pour les finances publiques.

PHOTO ADRIAN WYLD, LA PRESSE CANADIENNE

Le premier ministre Justin Trudeau

Depuis le début de son règne, le premier ministre soigne davantage sa gauche. Il courtise l’électorat néo-démocrate, au risque d’aliéner les vieux libéraux plus intéressés par l’économie que la justice sociale ou les enjeux identitaires.

De son côté, Pierre Poilievre s’éloigne encore plus vers la droite. Une talle d’électeurs de centre ou de centre droit devient soudainement disponible.

Si ces gens regardent les chiffres, ils ne sympathiseront pas tant avec les fonctionnaires fédéraux.

Pour résumer le conflit, on cite les hausses de salaire demandées. Or, il faut aussi tenir compte du point de départ. Et le constat est clair : les fonctionnaires ne sont pas maltraités.

Quand on considère la rémunération globale (salaire, régime de retraite et avantages sociaux), les fonctionnaires fédéraux sont payés plus que ceux du Québec et que les employés du privé syndiqués et non syndiqués.

Même durant les années Harper, leur rémunération a augmenté en moyenne de 5 %, soit plus que l’inflation.

Ils prennent aussi leur retraite plus tôt que la moyenne de la population. Et ils sont plus nombreux, autant en nombre absolu qu’en pourcentage de la population. Or, cela ne s’est pas traduit par des gains de productivité ou par une amélioration mesurable des services.

L’été dernier, le gouverneur de la Banque centrale faisait cette mise en garde : si Ottawa cède aux demandes salariales des fonctionnaires, cela risque d’entraîner un effet à la hausse des salaires sur le marché du travail et accélérer ainsi l’inflation.

Certes, les travailleurs qui souffrent de la hausse du coût de la vie doivent être aidés. Mais est-ce le cas des fonctionnaires ? Les grévistes appartiennent plus aux cols blancs qu’à la classe ouvrière.

La solidarité atteindra bientôt ses limites. Surtout chez ceux qui attendent leur passeport ou les entreprises qui souffrent des délais habituels en immigration, par exemple…

Le droit de grève est protégé au Canada. Plusieurs décisions de la Cour suprême l’ont encadré, comme me le rappelle Jean-Claude Bernatchez, professeur à l’Université du Québec à Trois-Rivières et directeur de l’Observatoire des relations de travail.

La Cour a consacré le droit à négocier une convention collective sans « entrave substantielle ». Elle a ensuite protégé le droit de grève, à titre de processus essentiel à cette négociation.

Selon le droit actuel, M. Trudeau peut adopter une loi spéciale pour forcer le retour au travail. La validité de ces lois est toutefois habituellement contestée devant les tribunaux. Et même quand elle est reconnue, le gouvernement ne peut pas décréter les conditions de travail. Il doit passer par l’arbitrage.

C’est ce qui s’était passé en 2021 avec les débardeurs du port de Montréal. Les syndicats avaient obtenu des hausses salariales rétroactives de 18 % sur cinq ans. Ce fut plus une victoire qu’une défaite pour eux.

Pour la grève actuelle, le recours à un arbitre serait utile. Elle pourrait même servir de référence quant au télétravail.

Peu d’études existent pour évaluer l’impact du télétravail, explique M. Bernatchez. La principale a été menée aux États-Unis par le département des Ressources humaines, et elle est plutôt positive.

Le télétravail a des avantages. Il facilite la conciliation travail-famille et réduit la congestion, la pollution routière et les dépenses pour les lieux de travail.

Même si les employeurs craignent de perdre le contrôle, la productivité des employés peut se vérifier. Par exemple, on peut vérifier le nombre de dossiers traités par jour par un employé de Revenu Canada.

En contrepartie, le droit à la déconnexion ne peut être absolu. Si un employé veut plus de liberté pour aménager son horaire, cela doit venir avec une contrepartie.

Avec leur rémunération avantageuse et la qualité décevante des services, les fonctionnaires finiront vite par manquer d’alliés.

Si M. Trudeau interrompt la grève, il pourra enfin montrer un souci minimal pour le contrôle des dépenses. Et il rendrait aussi service à tout le monde en laissant un expert indépendant préciser les contours du télétravail de demain.