Qu’est-ce qu’un héros ? Celui qui met sa vie en jeu pour le bien commun.

L’an dernier, trois semaines après l’invasion russe en Ukraine, l’opposant politique Vladimir Kara-Mourza a fait une série d’interventions publiques pour dénoncer le régime d’assassins en place à Moscou et les crimes de guerre de son pays.

Il aurait pu rester aux États-Unis. Ou s’envoler pour la Grande-Bretagne, puisqu’il est citoyen britannique en plus d’être russe.

Il aurait pu. Et à sa place – si l’on peut prétendre une seconde être à cette place –, c’est ce que j’aurais fait.

D’autant qu’il connaît trop bien le sort réservé aux opposants. Son mentor dans l’opposition politique en Russie, Boris Nemtsov, a été assassiné de quatre balles dans le dos en 2015, à 100 mètres du Kremlin.

Lui-même est mystérieusement tombé malade, au point d’être mis en coma artificiel, et de frôler la mort en 2015 – une probable et classique tentative d’empoisonnement. Même à l’époque, malgré cet « avertissement », il est retourné en Russie. Il a été hospitalisé et a frôlé la mort une deuxième fois en 2017 – un autre très probable empoisonnement. Un consortium de journalistes d’enquête a affirmé qu’il avait été suivi par le même groupe du FSB (services secrets russes) qui a empoisonné Alexeï Navalny, lui aussi emprisonné pour des raisons politiques.

Qu’est-ce qu’un héros ? Celui qui, comme dans une tragédie antique, s’en va affronter son destin au lieu de le fuir. Bien installé à Washington, avec beaucoup de visibilité, il a senti que sa place était en Russie, et est retourné à Moscou en avril 2022.

Comme prévu, il a été emprisonné. Son procès pour « haute trahison » et crimes connexes vient de prendre fin. On s’attend à ce qu’il soit condamné lundi prochain à une peine de 25 ans de détention.

Le procès est bien sûr à huis clos. Mais par sa femme et son avocat, il a fait parvenir une déclaration. Il ne regrette rien de ce qu’il a dit, mais il est fier et souscrit toujours à « chaque mot » qui lui est maintenant reproché par la justice russe.

Je ne me reproche qu’une chose […] je n’ai pas réussi à convaincre suffisamment de mes compatriotes et d’hommes politiques de pays démocratiques du danger que le régime actuel du Kremlin représente pour la Russie et pour le monde.

Vladimir Kara-Mourza

Ce n’est pas faute d’avoir essayé. C’est lui qui a convaincu le Congrès américain en 2012, puis le Canada et d’autres pays, d’adopter une « loi Magnitski » – du nom d’un avocat anticorruption russe mort en prison. La Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus visait d’abord les oligarques et dirigeants russes impliqués dans le procès et la détention de Magnitski. Elle s’applique à tous les dirigeants étrangers coupables de violations importantes de droits de la personne, pour leur interdire les visas, l’utilisation du système bancaire et la possession de biens.

Ces gens veulent utiliser les systèmes économiques et scolaires de l’Occident pour profiter de leurs crimes à l’extérieur de la Russie – ou d’ailleurs, a plaidé Kara-Mourza avec succès.

Ce n’est pas pour rien qu’il est dans la ligne de mire du Kremlin depuis longtemps. Il est sur la longue liste des opposants ou journalistes russes liquidés ou emprisonnés.

Pourquoi risquer sa vie à 41 ans, être envoyé en camp de travail forcé, réduit au silence ?

Parce qu’il y croit. À quoi ? Au fait qu’inévitablement, un jour, la Russie deviendra « un pays européen normal », comme a déjà dit Navalny.

« La nuit est la plus sombre juste avant l’aube », disaient les dissidents à la fin du régime soviétique. C’est une phrase qu’il répète souvent. On riait de ceux qui la prononçaient dans les années 1980, mais le régime s’est effondré en 1991.

« Malheureusement, la Russie est passée d’une démocratie imparfaite à un régime autoritaire », a-t-il dit dans son discours d’Arizona en 2022.

Il croit aussi à cet « autre côté de la Russie : ces millions de gens dans [son] pays qui rejettent fondamentalement ce régime ».

La preuve : ces milliers de gens qui ont manifesté aux premières semaines de la guerre. Le 15 mars 2022, lors de ce discours, on évaluait à 15 000 déjà le nombre de personnes emprisonnées pour avoir tenté de manifester. Elles sont plus de 20 000, d’après les organisations de défense des droits de la personne.

Cela, il le savait. Il le disait. L’annihilation de l’opposition, la disparition des médias russes indépendants. Il savait qu’il irait rejoindre ces milliers de prisonniers politiques. Mais pour avoir vu à 10 ans l’effondrement de l’URSS, « je sais que quand suffisamment de gens veulent se lever pour mettre fin à la répression, toute cette force apparente des dictateurs s’évanouit ».

« Je sais aussi qu’un jour viendra où les ténèbres qui recouvrent notre pays se dissiperont […] quand ceux qui ont instigué et déclenché cette guerre [en Ukraine] seront qualifiés de criminels, et non ceux qui ont essayé de l’arrêter », a-t-il dit du fond de sa prison.

Qu’est-ce qu’un héros ? Celui qui continue à croire à l’aube quand tout est au plus noir, qui se bat contre toute raison apparente, au risque de passer pour fou et de mourir emprisonné.