(Montréal) Wedne Colin a l’impression de mener une « double vie » : résidant de Montréal, mais constamment inquiet pour sa famille en Haïti.

« C’est comme si nous étions ici, mais en même temps nous sommes en Haïti, a-t-il expliqué en entrevue lundi. On ne peut pas se débarrasser d’Haïti, Haïti nous suit. Haïti nous colle à la peau. »

M. Colin raconte que les membres de sa famille ont dû fuir leur domicile à plusieurs reprises pour trouver un endroit sûr, à l’abri des gangs armés qui, selon lui, ont pris le contrôle de la capitale, Port-au-Prince. Parfois, dit-il, ils passent une semaine à dormir dehors sans rien d’autre qu’une poignée de documents importants, comme leurs passeports.

Il a déclaré que sa famille vivait dans la peur de la violence et des enlèvements, soulignant que certains d’entre eux avaient reçu des lettres exigeant qu’ils remettent de l’argent avant une certaine date. Mais chaque fois qu’ils quittent leur domicile, ils finissent toujours par y revenir, dit-il, « parce que nulle part n’est sûr ».

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Wedne Colin, employé de la Maison d’Haïti, à Montréal

Wedne Colin et Orlando Ceide, qui travaillent tous deux au centre communautaire Maison d’Haïti, sont deux des nombreux Montréalais haïtiens de la diaspora qui s’inquiètent pour leurs proches, au milieu des violentes attaques qui paralysent la capitale haïtienne.

Orlando Ceide qualifie la situation dans son pays d’origine de catastrophique. Il affirme que même si les membres de sa famille en Haïti vivent loin des violences, cette nouvelle crise a un impact sur la disponibilité des services de base, notamment la nourriture et les soins de santé.

En tant qu’ancien activiste étudiant, il a déclaré que s’il était encore en Haïti, il serait probablement dans les rues pour manifester. Mais à Montréal, il lui est même difficile de parler de sa patrie qui lui manque.

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Des membres d’un gang maraudent dans un quartier de Port-au-Prince, le 11 mars.

« J’ai un sentiment d’impuissance face à ce qui se passe », a-t-il confié.

Les deux hommes affirment que le gouvernement canadien doit prendre ses responsabilités pour aider les Haïtiens, notamment en facilitant leur départ et leur venue au Canada pour rejoindre leur famille. Ils affirment également que le Canada peut jouer un rôle dans les efforts visant à stabiliser le pays, mais que ces efforts, ajoutent-ils, doivent être dirigés par le peuple haïtien lui-même.

Le Canada a confirmé ce week-end qu’il enverrait un responsable pour assister à une réunion d’urgence en Jamaïque lundi, à la suite d’une invitation des dirigeants des Caraïbes qui souhaitent discuter de l’escalade de la violence en Haïti. Un porte-parole du cabinet de la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, a indiqué que Bob Rae, l’ambassadeur du Canada auprès des Nations unies, était présent.

La Communauté des Caraïbes (CARICOM), le bloc commercial régional de 15 nations, a déclaré vendredi dans un communiqué que « la situation sur le terrain reste désastreuse » en Haïti, qui est confronté à une crise sécuritaire prolongée depuis l’assassinat de l’ancien président Jovenel Moïse en 2021.

Hésitation quant aux interventions militaires

En 2022, le premier ministre non élu Ariel Henry a demandé une intervention militaire internationale pour éliminer les gangs, une idée qui divise profondément ce pays.

Washington avait demandé au Canada de mener une telle intervention militaire, mais le premier ministre Justin Trudeau a déclaré qu’il n’était pas sûr que cela stabiliserait le pays. Il a cité les interventions passées organisées par l’Organisation des Nations unies, au cours desquelles des soldats étrangers ont exploité sexuellement des Haïtiens et introduit le choléra dans le pays.

Le Kenya a accepté l’automne dernier de diriger une telle mission, bien que cette décision soit contestée par les tribunaux kényans.

Dans des commentaires faits la semaine dernière, le chef d’état-major de la Défense du Canada a déclaré que les interventions militaires passées en Haïti avaient échoué.

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Wayne Eyre

« Je pense que si nous examinons notre expérience en matière d’interventions militaires au cours du dernier quart de siècle, trois décennies, où nous avons procédé à la substitution des forces de sécurité, c’est-à-dire en accueillant ou en faisant venir une force étrangère, cela devient rapidement perçu comme une opération d’occupation forcée », a déclaré le général Wayne Eyre jeudi soir lors de son discours d’ouverture à une conférence sur la sécurité et la défense à Ottawa.

Wayne Eyre a déclaré que les efforts devaient plutôt être déployés sur l’aide à Haïti pour développer une force locale capable de gérer la sécurité, ce qui, admet-il, pourrait être un processus long et difficile dans un pays comme Haïti, qui manque également d’un cadre politique et économique solide.

Au sein de l’importante communauté haïtienne du Québec – estimée à plus de 140 000 personnes –, il peut être difficile de savoir quoi faire.

Stephania Dorvilus, récemment arrivée à Montréal en provenance d’Haïti, a déclaré qu’elle pleure parfois lorsqu’elle pense à ce qui se passe chez elle. Comme beaucoup d’autres personnes à Port-au-Prince, sa famille a quitté son foyer pour chercher refuge, probablement dans un bâtiment gouvernemental.

« Personne ne devrait… vivre ce que vit le peuple haïtien », a-t-elle déclaré lundi à la Maison d’Haïti. Bien qu’elle souhaite aider sa famille, elle a 25 ans et vient de déménager dans un nouveau pays, sans argent à verser.

Wedne Colin a déclaré que même si la solution devait être « par et pour les Haïtiens », la communauté internationale a un rôle à jouer, notamment en aidant à empêcher les armes et les munitions d’entrer dans le pays. Il a ajouté qu’il pensait également que les gens devaient commencer à parler autant d’Haïti que des conflits en Ukraine et à Gaza, soulignant que les problèmes d’Haïti n’ont pas commencé hier.

« Il y a eu un silence autour d’Haïti pendant longtemps, a-t-il déclaré. Et cette situation a permis aux chefs de gangs, aux criminels et aux corrompus d’en profiter. »