Le nombre de joueurs en ligne a triplé entre 2018 et 2021, révèle une étude d’envergure réalisée auprès de 4500 Québécois. La grande popularité des sites de jeu en ligne, propulsée par un important matraquage publicitaire, devrait pousser le gouvernement à interdire toute publicité sur les jeux de hasard et d’argent, estime la chercheuse Sylvia Kairouz.

L’étude réalisée en mars 2021, que La Presse a obtenue, a examiné en détail les habitudes de jeu de 4500 Québécois à l’aide d’un grand sondage. La conclusion principale : le jeu en ligne est passé de 5,2 % d’adeptes avant la pandémie, soit en 2018, à 15,6 % au moment de l’étude.

« Et ce sont des estimations très conservatrices, puisque nous avons donné un poids plus grand à l’enquête qui s’est faite par téléphone, composée de gens moins portés à utiliser l’internet, qu’à celle qui a été réalisée avec un panel web », note Sylvia Kairouz, professeure au département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Concordia, qui a mené ces travaux en collaboration avec dix autres chercheurs.

Ce chiffre de 15,6 % se décompose en trois groupes distincts. Le plus important, qui compte 10,5 % des répondants, rassemble des gens qui ont simplement poursuivi leurs habitudes de jeu en ligne, qu’ils avaient déjà avant la pandémie. Mais une autre proportion, soit 5 % des répondants, est composée de joueurs qui ont commencé à parier en ligne pendant la pandémie alors qu’ils n’avaient jamais joué sur le web avant, ou alors de joueurs « migrateurs », qui pariaient dans les bars ou les casinos, et qui se sont retrouvés en ligne pendant la pandémie.

Les machines à sous virtuelles sont populaires

Outre la loterie et les « gratteux », le jeu favori de tous ces joueurs demeure les machines à sous virtuelles. Plus du quart des joueurs (27 %) optent pour ce jeu. Ils y jouent souvent : 42 % disent y jouer au moins une fois par semaine, ou même plusieurs fois par semaine.

Et certains y engloutissent de bonnes sommes : un joueur sur six (17 %) qui actionne les machines à sous virtuelles y mise plus de 100 $ par séance de jeu. Le tiers des joueurs (31 %) disent d’ailleurs parier plus d’argent en ligne depuis la pandémie. Plus de moitié (56 %) disent cependant parier les mêmes sommes qu’avant.

Pour Mme Kairouz, ce mouvement vers le jeu en ligne est irréversible.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

La professeure au département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Concordia Sylvia Kairouz

Peut-être que ça va redescendre un peu, mais on ne reviendra jamais à 5 %. Il faut désormais aborder la question du jeu avec ligne avec plus de sérieux.

Sylvia Kairouz, professeure au département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Concordia

D’autant plus que la proportion de gens qui ont des problèmes avec le jeu est beaucoup plus grande avec le jeu en ligne : « On est donc dans une population plus à risque, qui augmente. Et la disponibilité du jeu en ligne, elle est là, tout le temps. »

En effet, l’étude démontre qu’au total, près d’un joueur en ligne sur cinq (18,5 %) « présente un risque modéré ou élevé de rapporter des problèmes reliés à ses habitudes de jeu ». Et lorsqu’on retire les joueurs de loteries de l’analyse, le constat devient encore plus accablant : c’est ainsi près du quart des joueurs en ligne (23,8 %) qui sont à risque de développer un problème avec le jeu.

C’est la seconde étude qui sonne l’alarme sur le phénomène du jeu en ligne. L’Institut national de santé publique avait aussi réalisé un sondage de moins grande envergure, en 2021, qui montrait que 20 % des Québécois s’étaient laissé tenter par l’expérience du jeu en ligne. Pour presque la moitié d’entre eux, c’était une toute première expérience.

Rôle de la publicité

Et la publicité joue un rôle clé pour séduire les joueurs en ligne. « Il est clair qu’on observe une prolifération constante et une diversification de l’offre de jeu en ligne soutenue par le déploiement de nouvelles stratégies publicitaires pour rejoindre encore davantage les joueurs potentiels », conclut l’étude.

Pour Mme Kairouz, le gouvernement du Québec doit sans tarder se saisir du problème.

Il est certain que la publicité a un effet important sur les joueurs. Il n’y a pas de doute dans mon esprit : il faut interdire la publicité pour les jeux de hasard et d’argent. On a fait ça avec le tabac. Pourquoi pas avec le jeu ?

Sylvia Kairouz, professeure au département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Concordia

De plus, estime-t-elle, le Québec doit créer un organisme de régulation du jeu qui a du pouvoir, afin de protéger les joueurs contre la fraude et les pratiques dangereuses. « Si on mettait en place un processus de certification, les gros opérateurs de jeu en ligne se plieraient aux règles pour obtenir une certification. Et les plus petits, une bonne mise en demeure les ferait reculer. »

Cet organisme aurait aussi autorité sur Loto-Québec, « qui se cache derrière le fait qu’elle est une société d’État, mais qui, en fait, a pratiquement le champ libre. Il n’y a aucun contrôle. Dans plusieurs pays, la France, par exemple, un tel opérateur doit se soumettre à un organisme régulateur ».

Cette stratégie, c’était déjà celle que proposait un rapport sur le jeu en ligne paru il y a plus de dix ans, dont les conclusions ont été largement ignorées au profit d’une stratégie visant à faire bloquer les sites illégaux.

Québec a en effet tenté de forcer les fournisseurs internet à bloquer certains sites web privés qui proposent du jeu en ligne, mais sans succès. En 2018, la Cour a invalidé une loi adoptée en ce sens, sous le gouvernement libéral, jugeant qu’elle était inconstitutionnelle. En février dernier, le ministre Eric Girard a dit souhaiter l’adoption d’une nouvelle mouture de cette loi.

Ce texte a été modifié par rapport à sa version originale, où on indiquait que le nombre de joueurs en ligne avait triplé pendant la première année de la pandémie, ce qui était incorrect.

En savoir plus
  • 47 %
    Proportion des répondants qui ont dit avoir augmenté leurs habitudes de jeu de hasard et d’argent depuis la pandémie car ils avaient plus de temps pour jouer
    Source : Enquête enhjeu, portrait des jeux de hasard et d’argent en ligne au Québec
    42 %
    Proportion des répondants qui ont dit avoir augmenté leurs habitudes de jeu de hasard et d’argent depuis la pandémie par ennui ou isolement
    Source : enquête enhjeu, portrait des jeux de hasard et d’argent en ligne au Québec
  • 39 %
    Proportion des répondants qui ont dit avoir augmenté leurs habitudes de jeu de hasard et d’argent depuis la pandémie parce qu’ils ne pouvaient plus jouer dans un lieu physique
    Source : Enquête enhjeu, portrait des jeux de hasard et d’argent en ligne au Québec
    28 %
    Proportion des répondants qui ont dit avoir augmenté leurs habitudes de jeu de hasard et d’argent depuis la pandémie pour se détendre
    Source : Enquête enhjeu, portrait des jeux de hasard et d’argent en ligne au Québec
  • 88 %
    Proportion des joueurs qui connaissent les services d’aide aux joueurs
    Source : enquête enhjeu, portrait des jeux de hasard et d’argent en ligne au Québec
    2,4 %
    Proportion des joueurs ayant demandé de l’aide auprès de ces services
    Source : enquête enhjeu, portrait des jeux de hasard et d’argent en ligne au Québec